Dictionnaire pratique du droit humanitaire

« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. » Albert Camus.

Immunité

L’immunité désigne une prérogative juridique reconnue par le droit national et international à certaines personnes afin de leur permettre d’exercer leurs fonctions en toute liberté et à l’abri de toute pression, y compris judiciaire. Au niveau international l’immunité de juridiction est un outil destiné à protéger la souveraineté et l’indépendance des États en évitant la mise en cause d’un État et de ses agents devant les tribunaux étrangers. L’immunité de juridiction permet ainsi à ceux qui en bénéficient d’éviter les poursuites judiciaires devant des tribunaux nationaux ou étrangers. Elle concerne notamment les diplomates, le personnel des Nations unies, les parlementaires mais aussi les ministres et les chefs d’État et de gouvernement. Cette immunité n’est jamais absolue, elle est le plus souvent limitée aux actes commis dans l’exercice de fonctions officielles et pour la durée de cet exercice. Cette immunité de juridiction est consacrée par le droit international coutumier ainsi que par plusieurs conventions internationales. L’immunité de juridiction n’est jamais absolue et fonctionne de façon différente dans le cadre de la responsabilité individuelle couverte par le droit pénal national ou international et dans le cadre du régime particulier de la responsabilité de l’État couvert par le droit international public.

Au niveau individuel, cette immunité est le plus souvent limitée aux actes commis dans l’exercice de fonctions officielles et pour la durée de cet exercice. Il est généralement admis qu’il existe deux types d’immunités (en vertu du droit national et international) :

  1. l’immunité fonctionnelle, qui s’attache à la fonction. Celle-ci couvre certaines activités des représentants de l’État et survit à la fin de leur mandat ;
  2. l’immunité personnelle, qui s’attache à la personne en raison de son statut. Celle-ci couvre tous les actes accomplis par ceux qui bénéficient de l’immunité mais ne dure que le temps durant lequel les personnes concernées sont en fonction.

L’immunité peut également être levée par les autorités pour permettre la poursuite pénale d’individus sous leur contrôle en cas de crimes graves. Elle ne peut pas être invoquée en cas de poursuites devant la Cour pénale internationale, en vertu des dispositions spécifiques de son statut acceptées par les États signataires. L’immunité de juridiction concernant l’État et ses agents reste par contre un principe absolu du droit international coutumier concernant les poursuites devant des tribunaux étrangers. Ceci a été reconnu et réaffirmé par plusieurs décisions récentes de la Cour internationale de justice. La CIJ a précisé que cette immunité ne peut pas être assimilée à l’impunité car l’immunité est une garantie procédurale limitée dans le temps. Elle peut retarder la mise en œuvre de la responsabilité pénale mais elle ne fait pas disparaître celle-ci ( infra Jurisprudence).

La responsabilité de l’État pour ses agissement illicites au regard du droit international est différente de la responsabilité pénale et peut être mise en cause devant la Cour internationale de justice et certaines cours régionales.

Contrairement à certaines idées reçues, le personnel humanitaire et de secours ne bénéficie pas d’immunité de juridiction au sens strict. Le terme d’immunité humanitaire désigne l’interdiction de toute attaque délibérée sur ce personnel en période de conflit prévue par le droit international humanitaire en faveur des civils et du personnel sanitaire et de secours. L’attaque délibérée de ce personnel peut constituer un crime de guerre passible de sanctions pénales nationales ou internationales. La jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux a cependant reconnu une immunité de juridiction spécifique pour ce personnel en limitant ses obligations de témoignage et de transmission d’information sur les crimes et violences dont ils peuvent être témoins dans le cadre de leurs activités en situation de conflit armé (voir infra Jurisprudence). Cette immunité a été officiellement reconnue au Comité international de la Croix-Rouge et aux professions couvertes par le secret professionnel par la règle 73 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale.

Crime de guerre-Crime contre l’humanitéCour pénale internationale (CPI) .

L’excuse de fonctions officielles

Il n’existe aucun texte de droit international qui reconnaisse les immunités des chefs d’État et de gouvernement. Au niveau international, les immunités des chefs d’État et de gouvernement résultent de la coutume et s’apparentent aux immunités diplomatiques. Cette coutume est toujours par définition susceptible d’évolution comme l’ont prouvé en 1999 les différentes décisions rendues par les justices britannique et espagnole sur le cas de l’ancien président du Chili, Augusto Pinochet, ainsi que la mise en accusation du chef d’État yougoslave Slobodan Milosevic par le TPIY ou la condamnation de l’ancien président libérien Charles Taylor par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone en mai 2004. Le régime d’immunité et de responsabilité pénale des chefs d’État et de gouvernement est en revanche très souvent prévu par des dispositions nationales dans chaque pays (en France, dans la Constitution). Ces dispositions nationales ne suffisent donc pas à empêcher que des poursuites soient intentées au niveau international contre ces personnes dans les cas limités des crimes de droit international les plus graves, tels que les crimes contre l’humanité, le génocide, les crimes de guerre et la torture.

En effet, concernant ces crimes, le droit international prévoit expressément qu’aucune immunité ne pourra être invoquée.

En vertu de l’article 27 du statut de la Cour pénale internationale, chargée de juger les auteurs des crimes de guerre, crime contre l’humanité et le génocide, la Cour est compétente pour toute personne, sans distinction fondée sur l’exercice de fonctions officielles. En particulier, les dirigeants tels que les chefs d’État et de gouvernement, les membres de gouvernement ou les parlementaires, les représentants élus ou les fonctionnaires ne pourront jamais tirer argument de leurs fonctions ou de leur statut pour échapper à leur responsabilité pénale ou pour demander à bénéficier de circonstances atténuantes durant leur procès.

Cet article confirme les principes énoncés par la jurisprudence du tribunal de Nuremberg et par les tribunaux pénaux internationaux sur le Rwanda et l’ex-Yougoslavie et leur donne une valeur juridique permanente et obligatoire. Il confirme également les dispositions déjà prévues à ce sujet dans plusieurs conventions spécifiques :

  • les Conventions de Genève de 1949 à l’encontre des auteurs de violations graves du droit humanitaire ;
  • la Convention de 1948 contre le génocide pour les auteurs d’un tel crime ;
  • la Convention de 1984 contre la torture pour la répression de ce crime spécifique.

Concernant les conflits armés, le droit humanitaire prend acte du fait qu’il serait incohérent d’engager la responsabilité pénale des individus si on exonère celle de leurs supérieurs hiérarchiques et des personnes exerçant des fonctions officielles. Le droit humanitaire renforce la responsabilité pénale des supérieurs hiérarchiques en cas de crime de guerre. Il organise ainsi le devoir de désobéissance aux ordres injustes.

Le droit international prévoit l’impossibilité de se prévaloir d’immunités ou d’un statut officiel pour échapper à la justice dans le cas de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, de génocide et de torture. Ceci est prévu par les textes suivants :

  • la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (art. 4) ;
  • la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 (art. 1) ;
  • le droit humanitaire (GI art. 49 ; GII art. 50 ; GIII art. 129 ; GIV art. 146) ;
  • le statut du tribunal de Nuremberg (art. 7) ;
  • le statut des tribunaux pénaux internationaux (TPIY art.7.2 ; TPIR art. 6.2) ;
  • le statut de la Cour pénale internationale (art. 27).

Dans un arrêt très controversé adopté le 14 février 2002, dans le cadre d’une affaire opposant la République démocratique du Congo à la Belgique, la Cour internationale de justice (CIJ) a toutefois conclu qu’un ministre des Affaires étrangères en exercice bénéficie d’une immunité de juridiction pénale et d’une inviolabilité totale à l’étranger, en vertu du droit international coutumier. Sa poursuite, son arrestation ou sa détention par des tribunaux nationaux étrangers sont donc impossibles, pendant toute la durée de sa charge, que le ministre soit présent à l’étranger à titre officiel ou privé, qu’il s’agisse d’actes accomplis avant sa nomination comme ministre, d’actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions ou d’actes officiels ou privés. La portée de cette décision est pour l’instant limitée à la fonction de ministre des Affaires étrangères. Elle ne couvre en l’espèce que les procédures devant les juridictions nationales étrangères dans la cadre de la compétence universelle et ne s’applique pas aux actions menées par la Cour pénale internationale.

Dans une décision de février 2012, la Cour internationale de justice a précisé la portée de cette décision en clarifiant la distinction et l’articulation entre les règles du droit pénal et celles relatives à la responsabilité de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant), CIJ, jugement du 3 février 2012, voir infra Jurisprudence).

Les immunités diplomatiques

Elles sont fixées par la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961, entrée en vigueur en 1964 et à laquelle sont parties 190 États. Parmi les nombreuses immunités qui protègent les diplomates, on peut citer :

  • l’immunité d’arrestation et de détention (art. 29) : c’est-à-dire que la personne du diplomate est inviolable. Il ne peut ni être arrêté ni être détenu ;
  • l’immunité de juridiction (art. 31) : un diplomate ne peut être poursuivi par aucun tribunal du pays dans lequel il est en mission. Cette garantie s’applique quelle que soit la gravité des faits (crime ou délit), que les actes reprochés aient été commis ou non dans l’exercice des fonctions. L’article 31 précise en outre que le diplomate n’est pas obligé de donner son témoignage. L’immunité de juridiction peut toutefois être levée par l’État du diplomate (art. 32).

Une partie de la doctrine prône que l’immunité de juridiction ne s’étend pas aux crimes les plus graves, c’est-à-dire aux crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. La Convention de Vienne de 1961 et la Convention des Nations unies de 1946 posent pourtant que l’immunité est générale ;

  • l’inviolabilité de la demeure et des biens (art. 30) : cette protection, similaire à celle accordée aux locaux de la mission diplomatique, interdit de procéder à des fouilles, saisies ou perquisitions dans la demeure du diplomate. L’inviolabilité s’applique aussi à la correspondance, aux documents et aux biens. Le terme de « biens » désigne une multitude d’éléments, comme les bagages, le véhicule, le salaire, etc.

Ces prérogatives sont reconnues au diplomate lorsqu’il a été accrédité auprès de l’État hôte, c’est-à-dire que le nom du diplomate figure sur la liste des personnes effectivement considérées comme telles par cet État.

Les immunités du personnel des Nations unies

Elles sont prévues par la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies du 13 février 1946, ratifiée par 161 États en juin 2015. Il s’agit de mettre le personnel de l’ONU à l’abri des pressions nationales pour garantir l’aspect exclusivement international de sa mission, conformément à l’article 100 de la Charte des Nations unies.

Ces immunités se limitent aux fonctionnaires et experts de l’ONU au sens strict. Le personnel de terrain des diverses agences humanitaires de l’ONU est constitué en majorité d’agents contractuels ; ils ne sont donc pas couverts par la Convention de 1946. Le personnel des institutions spécialisées des Nations unies bénéficie quant à lui du régime fixé par la convention sur les privilèges et immunités des institutions spécialisées du 21 novembre 1947, ratifiée par 127 États.

La Convention de 1946 offre les immunités suivantes :

  • les fonctionnaires de l’ONU bénéficient entre autres de l’immunité de juridiction, mais uniquement pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions (art. 5, section 18). Ils bénéficient aussi de l’immunité d’arrestation et de détention. Cette garantie n’est pas prévue par la Convention de 1946. C’est la Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale du 14 décembre 1973 qui a comblé cette lacune. Cette convention est entrée en vigueur le 20 février 1977. 178 États y étaient parties en juin 2015 ;
  • les experts de l’ONU jouissent de l’immunité d’arrestation et de détention pendant la durée de leur mission. Ils bénéficient également de l’immunité de juridiction pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions. Cette immunité continue de s’appliquer même après que ces personnes ont cessé leur mission (art. 6, section 22) ;
  • le secrétaire général et tous les sous-secrétaires généraux de l’ONU jouissent des immunités accordés aux diplomates, en plus des immunités prévues pour les fonctionnaires des Nations unies par la Convention de 1946 (art. 5, section 19).

Les immunités des membres des opérations de maintien de la paix

Le régime d’immunités prévu pour les membres des forces de maintien de la paix est régi par leur statut. Ce statut est détaillé dans l’accord passé entre l’ONU et le pays dans lequel se déroule l’opération. Le modèle d’accord sur le statut des forces de maintien de la paix prévoit plusieurs régimes :

  • le représentant spécial, le commandant de l’élément militaire de l’opération de maintien de la paix, le chef de la police civile et les collaborateurs de haut rang du représentant spécial et du commandant jouissent des immunités diplomatiques ;
  • les observateurs militaires, les membres de la police civile de l’ONU et les agents civils non fonctionnaires bénéficient des immunités prévues pour les experts ;
  • le personnel militaire des contingents nationaux affecté à l’élément militaire de l’opération de maintien de la paix jouit de l’immunité de juridiction pour les actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. Cette immunité continue de s’appliquer même lorsqu’il ne sera plus membre de l’opération.

Le secrétaire général de l’ONU détient le pouvoir de lever l’immunité accordée à un fonctionnaire ou un expert. Il peut et doit le faire dans tous les cas où, à son avis, cette immunité empêcherait que justice soit faite et où elle pourra être levée sans porter préjudice aux intérêts de l’ONU. Le Conseil de sécurité des Nations unies a le droit de lever l’immunité du secrétaire général (Convention de 1946, art. 5, section 20 et art. 6, section 23).

Cet élément est important compte tenu du fait que dans les opérations de maintien de la paix, de nombreux militaires travaillent sous la double responsabilité de l’ONU et de leur hiérarchie militaire nationale. Cette situation complique les mécanismes de clarification de leur responsabilité en cas de crimes commis contre des personnes qu’ils ont mission de protéger.

L’immunité juridictionnelle des États

L’immunité juridictionnelle des États est encadrée par la Convention européenne sur l’immunité des États, adoptée par le Conseil de l’Europe à Bâle le 16 mai 1972, ainsi que par la Convention des Nations unies sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens, adoptée le 2 décembre 2004. Ces conventions prévoient notamment qu’un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État lorsque la procédure concerne la réparation d’un préjudice corporel ou matériel résultant d’un fait survenu sur le territoire de l’État du for et que l’auteur du dommage y était présent au moment où ce fait est survenu (Convention européenne art. 11 ; Convention des Nations unies art. 12). La Convention européenne prévoit par ailleurs que les immunités ou privilèges dont un État contractant jouit en ce qui concerne tout acte ou omission de ses forces armées ou en relation avec celles-ci, lorsqu’elles se trouvent sur le territoire d’un autre État contractant, restent en vigueur en tout temps (art. 31).

L’application de ces conventions reste cependant limitée de par le faible nombre des États les ayant ratifiées. La Convention européenne n’a en effet été ratifiée que par huit États en avril 2013. Il s’agit de l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, Chypre, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse. Par ailleurs, la Convention des Nations unies n’est pas encore entrée en vigueur, ayant besoin pour cela d’avoir été ratifiée par au moins 30 États. Or, en juin 2015, elle n’avait été ratifiée que par 18 États ; l’Arabie Saoudite, l’Autriche, l’Espagne, la Finlande, la France, la Lettonie, le Liechtenstein la République islamique d’Iran, l’Italie, le Japon, le Kazakhstan, le Liban, la Norvège, le Portugal, la République Tchèque, la Roumanie, la Suède et la Suisse.

Il existe également un projet de convention interaméricaine sur les immunités juridictionnelles des États, qui avait été approuvé par le Comité juridique interaméricain le 21 janvier 1983, mais qui n’est jamais entré en vigueur.

Jurisprudence

  • Existence d’un droit international coutumier de l’immunité des États

Le principe de l’immunité de juridiction des États a été rappelé par la CIJ dans deux affaires récentes : Affaire relative au mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J Recueil 2002 , p. 3, (ci-dessous « République démocratique du Congo c. Belgique »), § 58, 60 ; Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie, Grèce (intervenant), CIJ, jugement, 3 février 2012 (ci-dessous « Allemagne c. Italie »).

En 2000, La CIJ confirme, dans l’affaire République démocratique du Congo c. Belgique, l’existence de l’immunité de juridiction dont bénéficie les chefs d’État et de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères en exercice. Elle précise que cette immunité ne signifie pas que ces personnes bénéficient d’une impunité au titre des crimes qu’ils auraient pu commettre. En effet, la CIJ considère que l’immunité de juridiction pénale et la responsabilité pénale individuelle sont des concepts distincts. L’immunité de juridiction n’est pas permanente et n’empêche les poursuites pénales que pendant une durée limitée. En outre, elle persiste devant les tribunaux nationaux mais elle ne peut pas être invoquée devant la Cour pénale internationale.

La CIJ revient sur cette notion dans son arrêt de 2012 dans l’affaire Allemagne c. Italie sur la question de l’indemnisation des victimes du nazisme. Dans cette affaire, la CIJ confirme que le droit international coutumier impose toujours de reconnaître l’immunité à l’État dont les forces armées ou d’autres organes sont accusés d’avoir commis sur le territoire d’un autre État des actes dommageables au cours d’un conflit armé. Elle affirme également que cette immunité n’est pas dépendante de la gravité des actes reprochés (§ 78-93, 100-101). La CIJ rappelle que la Commission du droit international a constaté en 1980 que la règle de l’immunité des États avait été adoptée en tant que règle générale du droit international coutumier solidement enracinée dans la pratique contemporaine des États. La Cour estime que « cette conclusion […] a depuis lors été confirmée […] et qu’il existe en droit international un droit à l’immunité de l’État étranger dont découle pour les autres États l’obligation de le respecter et de lui donner effet », § 56. Elle précise que « le droit de l’immunité revêt un caractère essentiellement procédural […], il régit l’exercice du pouvoir de juridiction à l’égard d’un comportement donné et est ainsi totalement distinct du droit matériel qui détermine si ce comportement est licite ou non », § 58. « La Cour conclut que, en l’état actuel du droit international coutumier, un État n’est pas privé de l’immunité pour la seule raison qu’il est accusé de violations graves du droit international des droits de l’homme ou du droit international des conflits armés », § 91. « La Cour souligne que la question de savoir si un État peut jouir de l’immunité devant les juridictions d’un autre État est entièrement distincte de celle de savoir si la responsabilité internationale de cet État est engagée et si une obligation de réparation lui incombe », § 100. La Cour rappelle que « ces deux catégories de règles se rapportent en effet à des catégories différentes. Celles qui régissent l’immunité de l’État sont de nature procédurale et se bornent à déterminer si les tribunaux d’un État sont fondés à exercer leur juridiction à l’égard d’un autre. Elles sont sans incidences sur la question de savoir si le comportement à l’égard duquel les actions ont été engagées était licite ou illicite », § 93.

La CIJ rétablit ainsi une distinction entre la responsabilité pénale individuelle, pour laquelle l’immunité de fonction officielle a été abolie par le statut de la Cour pénale internationale, et la responsabilité de l’État notamment en matière d’indemnisation telle qu’elle ressort du droit international public.

  • Immunité de témoignage du personnel humanitaire et des journalistes

Les tribunaux internationaux ne reconnaissent en principe aucune des immunités traditionnellement reconnues devant les tribunaux nationaux. L’obligation de coopération avec les tribunaux est absolue. Toutefois ces tribunaux ont reconnu la nécessité de protéger la mission d’intérêt public que remplissent des organisations humanitaires et celle des correspondants de guerre dans les situations de conflits armés.

Dans l’affaire Simic et consorts (décision du 27 juillet 1999), la Chambre de première instance du TPIY a jugé que le CICR jouit du privilège absolu de ne pas divulguer d’information confidentielle et que ce privilège fait partie du droit international coutumier (§ 72-74). Selon la décision de la Chambre de première instance : (i) le CICR est une entité et une institution uniques possédant une personnalité juridique internationale ; (ii) le mandat du CICR de protection des victimes des conflits armés en vertu des Conventions de Genève, des Protocoles additionnels et des statuts du Mouvement représente un « immense intérêt général » ; (iii) la capacité du CICR à remplir ce mandat repose sur la volonté des parties belligérantes à lui garantir l’accès aux victimes de ce conflit ; et cette volonté, à son tour, dépend de l’adhésion du CICR à ses principes d’impartialité et de neutralité comme à la règle de confidentialité ; et (iv) la ratification des Conventions de Genève par 194 États, la reconnaissance par l’Assemblée générale des Nations unis du rôle spécial du CICR dans les relations internationales, et la pratique historique et les opinions officielles exprimées par les États à propos de la confidentialité ont donné naissance à une règle de droit international coutumier qui confère au CICR le droit absolu à la non-divulgation des informations relatives à ses activités. Cette immunité n’a été expressément reconnue par le TPIY qu’au CICR. Elle a été confirmée par la Cour pénale internationale, qui reconnaît expressément dans son Règlement de procédure et de preuve que les informations en la possession du CICR n’ont pas à être communiquées, et cela y compris dans le cadre du témoignage (règle 73). La partie de cette règle qui traite du CICR est le résultat d’un compromis. Le CICR avait préconisé une règle conférant une protection absolue alors que plusieurs États avaient insisté pour que la Cour ait un rôle à jouer dans la détermination au cas par cas de l’information du CICR, s’il y en a, qui devait être transmise. Ainsi, aux termes de la règle 73, le CICR doit mener des consultations avec la Cour si celle-ci juge l’information comme « d’une grande importance dans un cas d’espèce ». Le CICR a toutefois le dernier mot sur la divulgation de son information. Cette règle interdit également le recours aux informations détenues dans le cadre d’activités couvertes par le secret professionnel.

Depuis 1999, il y a eu d’intenses débats afin de déterminer si cette exemption pouvait être étendue par raisonnement analogique à d’autres organisations impartiales humanitaires opérant dans des contextes de conflits armés et en possession d’informations concernant des individus ou situations couverts par une enquête internationale.

Par ailleurs, la décision Simic a été étendue en 2002 et plus tard pour couvrir les correspondants de guerre ainsi que d’autres travailleurs humanitaires pourvu qu’ils demandent ce privilège au cas par cas et de manière cohérente, en arguant du fait que la divulgation de leurs sources aux organes judiciaires ne doit pas compromettre leur mission professionnelle et leur présence dans la zone de conflit, ainsi que la possibilité de discuter et de négocier avec les dirigeants et les groupes impliqués dans la violence.

Dans l’affaire Brdjanin & Talic (décision relative à l’appel interlocutoire, 11 décembre 2002, § 36, 38, 50), plus connue sous le nom d’affaire Randal, la Chambre d’appel du TPIY a ainsi considéré que les journalistes travaillant en zones de guerre servent « l’intérêt public ». Le tribunal a jugé que « […] le degré de protection qui devrait être accordé aux correspondants de guerre est directement proportionnel aux conséquences que leur témoignage devant le tribunal international pourrait avoir sur leur travail d’investigation […] » (§ 41). Le tribunal reconnaît que pour pouvoir remplir leur mission, ils doivent être perçus sur les terrains de conflit comme indépendants et pas comme des témoins potentiels de l’accusation (§ 42). La Chambre d’appel estime que contraindre les correspondants de guerre à témoigner régulièrement devant le tribunal international pourrait entraîner de graves conséquences sur leur capacité d’obtenir des informations et donc sur leur capacité d’informer le public des questions d’intérêt général. La Chambre d’appel ne veut pas entraver inutilement le travail de professions qui servent l’intérêt général (§ 44). La mission du juge consiste donc à arbitrer entre deux missions d’intérêt public, en protégeant à la fois l’intérêt de la justice et la mission d’information publique (§ 46). Le tribunal leur a accordé le privilège de refuser de témoigner. Les juges ont maintenu deux critères exceptionnels leur permettant d’apprécier eux même une situation et de revenir sur ce privilège au cas où leur témoignage présente « un rapport direct et crucial avec les questions essentielles d’une affaire » (§ 48) et si les informations ne peuvent pas « raisonnablement être obtenues d’une autre source » (§ 49). Cette décision a par la suite été étendue aux représentants des ONG qui servent également l’intérêt général par leur travail de secours humanitaire.

Les tribunaux pénaux internationaux et la CPI ont donc reconnu l’incompatibilité entre action humanitaire et témoignage judiciaire. Il ressort clairement du raisonnement des juges qu’un tel privilège doit être demandé au cas par cas et peut être refusé si le comportement de l’organisation ou de la personne concernée a déjà renoncé à l’élément de confidentialité et largement communiqué l’information.

Pour en savoir plus

Cosnard M., « Les immunités de témoignage devant les tribunaux internationaux », in Tavernier P., Actualité de la jurisprudence internationale à l’heure de la mise en place de la Cour pénale internationale, Bruylant, Bruxelles, 2004, p. 137-167.

La Rosa A. M., « Organisations humanitaires et juridictions pénales internationales : la quadrature du cercle ? », Revue internationale de la Croix-Rouge , vol. 88, n° 861, mars 2006. Disponible en ligne : http://www.icrc.org/fre/assets/files/other/irrc_861_larosa_fre.pdf

Tomuschat C., « L’immunité des États en cas de violations graves des droits de l’homme », R.G.D.I.P., tome 109/2005/1, avril 2005, p. 51-74.