Introduction
« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. »
« Celui qui lutte contre le monstre doit veiller à ne pas le devenir lui-même. »
Le droit humanitaire constitue l’ultime référence pour les situations de crise et de conflit. Il arbitre la survie des individus contre la violence des sociétés. C’est un droit qui se plaide et se défend au cœur de la violence dans l’action. Il n’appartient donc ni aux juristes ni aux spécialistes, mais doit être connu et défendu par le plus grand nombre.
Longtemps négligé pour son ambition paradoxale à vouloir réguler les conflits armés et l’absence de sanction internationale concernant les violations les plus graves telles que les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité, le droit humanitaire est aujourd’hui devenu un élément incontournable de la diplomatie internationale et risque de devenir victime de son propre succès.
Au cours de la dernière décennie, le droit international humanitaire et l’action humanitaire se sont imposés comme référence dans presque tous les débats relatifs à la gestion de la paix et de la sécurité internationales. En effet, c’est au nom de préoccupations humanitaires, d’une définition large de la sécurité nationale ou internationale, ou de la doctrine de la « responsabilité de protéger » que des interventions militaires ont été lancées dans de nombreux pays en crise ou en conflit. Par ailleurs, c’est ce même déclencheur humanitaire, destiné à répondre aux violences et crimes de masse, qui a conduit à la création de la Cour pénale internationale (CPI) et à la mise en accusation de chefs d’État devant des tribunaux internationaux ad hoc ou la CPI.
Ce développement spectaculaire du droit pénal international a suscité un grand enthousiasme dans les milieux juridiques ainsi que parmi les militants des droits de l’homme et de la lutte contre l’impunité. Les décisions des tribunaux internationaux ont effectivement donné sens et substance à des obligations de droit humanitaire régulièrement violées par les acteurs armés. Mais parallèlement à cette évolution judiciaire, qui répond aux violations classiques du droit humanitaire, celui-ci est devenu la cible d’une véritable guérilla juridique lancée par certains États pourcontester son application et s’affranchir de leurs obligations dans les situations de conflit. Cette contestation a créé des « trous noirs juridiques » où n’existe aucune sécurité d’application du droit humanitaire ou des droits de l’homme.
Ce phénomène est parfaitement illustré par les multiples abus théoriques et pratiques d’interprétation du droit humanitaire commis dans le cadre de la « guerre mondiale contre le terrorisme ». Ces pratiques ont ébranlé la compréhension des fondements mêmes du droit humanitaire et notamment les définitions des conflits armés et celle des combattants, qui sont devenues aujourd’hui d’une très grande complexité.
Ces trous noirs juridiques ont été trop tardivement et trop discrètement comblés par les nombreux jugements des tribunaux nationaux et internationaux. Mais le rétablissement de la juste interprétation du droit humanitaire s’est fait au prix d’une complexification et d’une technicisation du contenu de ce droit. Cette technicisation du droit humanitaire pose la question du recours aux experts et aux querelles d’experts et menace aujourd’hui son utilisation pratique et immédiate par les acteurs de secours dans les situations de danger.
Quinze ans après la première édition du Dictionnaire pratique du droit humanitaire , cette édition augmentée et actualisée était donc indispensable pour restituer sous une forme simple et accessible l’évolution du droit international humanitaire et permettre de relever le défi de son application civile et citoyenne. Cette nouvelle édition du Dictionnaire pratique du droit humanitaire élargit le vocabulaire couvert et enrichit les termes existants en les resituant dans l’ensemble des débats juridiques et jurisprudentiels qui les ont entourés ces dix dernières années, mais aussi dans les progrès discrets mais significatifs du droit international humanitaire coutumier.
Ce livre s’adresse donc à ceux qui commentent le spectacle du monde et à ceux qui s’efforcent de le comprendre ; à ceux qui se demandent à quoi peut servir le droit quand se déchaîne la destructivité humaine, à ceux qui s’interrogent sur le choix et l’innocence des mots dans les nouvelles formes de propagande politique et militaire.
Il s’adresse aussi à ceux qui tentent de défendre des espaces d’humanité dans des situations où la vie des individus les plus vulnérables est menacée par la violence directe ou indirecte et par l’abandon des gouvernements. Il s’adresse aux praticiens qui doivent arbitrer des rapports de forces disproportionnés entre États, groupes armés, victimes, organisations internationales et ONG.
Il s’adresse enfin à chacun d’entre nous, victimes potentielles de la violence et des conflits armés, pour nous aider à résister et à survivre aux crimes contre l’humanité et à rendre plus humaine la société mondiale qui émerge.
L’objectif de cet ouvrage est de restituer un sens et un contenu précis à tous les mots qui envahissent le vocabulaire médiatique du malheur, et dont on a oublié qu’ils sont porteurs de la force du droit. Il propose de faire connaître les règles mais aussi les divers systèmes de responsabilité prévus par le droit international pour résister, dans les situations anormales de crise et de conflit, à l’inhumanité des individus et des sociétés, à la folie et au chaos.
L’enjeu de ce travail consiste à présenter le droit humanitaire sous l’angle du droit des victimes et des organisations de secours. Il s’agit ainsi de rétablir l’intérêt des plus faibles dans l’interprétation des règles, faite par les acteurs dominants que sont les États et les forces armées.
Il identifie et précise les droits des victimes et des organisations humanitaires dans les situations de conflit, de trouble et de crise. Il définit les responsabilités des différents acteurs de ces drames et leurs marges d’initiative. Il balise également les pièges qui guettent l’action de secours dans les entreprises de déshumanisation ou les situations de violence extrême.
Ce livre se veut un guide pratique des utilisations possibles du droit international dans les actions de secours et dans la gestion des crises et des conflits. Il couvre donc tout à la fois le droit humanitaire dans son sens strict de droit des conflits armés, mais aussi de nombreuses autres branches du droit international et certains aspects des relations internationales. Ceci inclut donc notamment les dispositions des Conventions de Genève de 1949 et de leurs Protocoles additionnels de 1977 relatifs à la protection et à l’assistance des victimes des conflits armés, mais aussi d’autres textes applicables aux situations de paix et/ou de crise tels que les droits de l’homme, le droit des réfugiés, le droit du maintien de la paix et celui de la responsabilité internationale des États. Il couvre également le droit international coutumier et les règles qui s’imposent aux acteurs et groupes armés non étatiques. Le Dictionnaire aborde enfin les mécanismes de sanctions et de recours, en incluant les dispositions du droit pénal international concernant la répression des crimes internationaux par la Cour pénale internationale et les tribunaux nationaux : torture, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Il précise également l’interprétation qu’en a fixée la jurisprudence des tribunaux internationaux ou nationaux.
Le sort des populations civiles, la gestion de l’ordre public et de la solidarité à l’intérieur des pays dépendent de plus en plus de décisions et d’interventions prises par des institutions internationales et régionales, au premier rang desquelles figure l’ONU. Le livre présente donc ces institutions et leurs organes, ainsi que les règles applicables aux actions de solidarité interétatique et à la défense de l’ordre public international dans le cadre des différents mécanismes de sanction, de maintien de la paix, d’interventions armées internationales ou de justice internationale.
La forme alphabétique a été retenue pour répondre aux exigences de la précision juridique et de la simplicité pratique. L’index alphabétique et l’index thématique se complètent pour permettre au lecteur de se repérer parmi les divers éléments permettant de définir : les situations de danger, les populations et personnes protégées, les droits, devoirs et responsabilités des différents acteurs nationaux, internationaux et non gouvernementaux, les crimes et les recours prévus par le droit humanitaire. Enfin, un tableau de ratifications des principales conventions internationales, pays par pays, permet de visualiser la réalité du droit international applicable dans un pays et une situation précis.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les lois internationales relatives aux droits de l’homme ou au droit humanitaire se sont multipliées. Elles définissent les grands traits de la protection légale des populations civiles dans les situations de crise ou de conflit armé. De son côté, l’action humanitaire a rarement connu une telle ampleur et un tel soutien. Pourtant, dans un nombre important de pays, les fléaux créés par l’homme s’abattent sur des populations entières, et le droit se dissout dans la loi du plus fort. Pourquoi un tel abîme entre le droit et les faits ?
Force est de constater que la réalité et le droit des victimes trouvent rarement écho dans le prétoire des experts. Pourtant, les situations de conflit et de crise se déroulent largement dans l’espace civil, et les civils en sont les premières victimes sinon les premières cibles. Enjeux et otages de ces affrontements, les populations se retrouvent prises sous la pression directe de la violence et des propagandes sécuritaires qui revendiquent au nom de l’efficacité et de la sécurité, l’abrogation des règles qui limitent et contrôlent l’emploi de la force.
Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont montré que, dans ces circonstances, les garanties démocratiques concernant le contrôle du pouvoir perdaient dans l’immédiat toute efficacité. En effet, les considérations sécuritaires ont conduit les États-Unis et certains autres États engagés dans cette « guerre mondiale contre la terreur » à la remise en cause des garanties fondamentales du droit humanitaire sur des sujets aussi graves que la torture et la détention d’individus hors de tout cadre légal. Cette abolition du droit a été accomplie dans ce pays conjointement par le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, soutenus par l’opinion publique. Ce n’est que progressivement et tardivement que la Cour suprême américaine a renversé cette tendance et a rétabli la force du droit. Dans le même temps, les décisions de justice rendues par la Cour internationale de justice, la Cour européenne des droits de l’homme, les tribunaux pénaux internationaux et d’autres Cours suprêmes nationales ont également contribué à rétablir une interprétation du droit humanitaire conforme à sa lettre mais surtout à son esprit.
L’application du droit en général et du droit humanitaire en particulier découle d’une qualification rigoureuse et objective des faits et des situations. C’est d’elle que procèdent la force mais aussi la faiblesse du droit. En effet, il suffit d’une pirouette sémantique pour passer d’une situation de droit à une situation de non-droit. Toute guerre se traduit d’abord par une guerre des mots et de propagande qui, en faisant disparaître toute contrainte juridique, laissera le champ libre à la destruction physique. Qu’un génocide soit qualifié de crise humanitaire, qu’un conflit armé soit qualifié de crise sécuritaire et l’ensemble du cadre juridique et des obligations qui pèsent sur les États se trouve modifié. Que des combattants soient qualifiés d’illégaux et ils disparaissent, pour un temps du moins, dans un trou noir juridique. Ainsi, la tentation des États est de considérer chaque nouvelle situation de conflit comme un défi nécessitant un droit nouveau. Dans l’attente de ce droit nouveau, le droit ancien est déclaré inadapté. La difficulté de prendre en compte l’existence et les obligations des groupes armés non étatiques en conflit avec des forces armées étatiques est bien sûr un enjeu et un défi majeur des conflits armés contemporains. Les conflits récents ont également vu apparaître le recours massif aux sociétés militaires privées aux côtés des forces armées étatiques. Ce défi est moins juridique que politique. En effet, le droit humanitaire prend déjà en compte depuis 1977 l’asymétrie militaire et juridique des parties aux conflits dans les conflits armés non internationaux. Mais il est notable que les seuls progrès du droit humanitaire depuis l’adoption en 1977 des deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève se soient exprimés au travers du droit humanitaire coutumier dont les règles ont été publiées par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en 2005.
Une guerre de retard ou le syndrome du « plus jamais ça ! »
Les guerres et les catastrophes humaines se terminent souvent par une victoire du droit, l’adoption de nouveaux textes censés être plus protecteurs et éviter le renouvellement du désastre. Cela signifie-t-il que le droit aurait toujours une guerre de retard ? Pour répondre à cette question il faudrait d’abord interroger les gouvernements sur la confiance hypertrophiée qu’ils font à l’usage de la force et sur leur défiance vis-à-vis de l’application du droit existant aux situations concrètes. Malgré la permanence des conflits dans l’histoire de l’humanité sous les formes les plus diverses, les situations de crise et de conflit sont toujours présentées comme radicalement nouvelles, justifiant ainsi que l’on s’affranchisse du respect des règles établies antérieurement.
Comme si les États ne pouvaient anticiper les crimes et les abus qu’ils commettront, au nom des causes les plus contestables ou des plus légitimes - comme le rétablissement de l’ordre et de la paix, la légitime défense ou la lutte contre le terrorisme. Comme s’ils pensaient que la force seule suffisait à conjurer les crimes.
En 1934, le Comité international de la Croix-Rouge avait proposé aux États la rédaction d’une convention protégeant les civils pendant les conflits armés, pour compléter les règles existantes, celles-ci ne couvrant que les membres des forces armées. Cette proposition fut rejetée par les États qui fondaient exclusivement la défense et la protection de leurs populations sur la puissance et la dissuasion de leurs forces armées.
La Seconde Guerre mondiale est venue démentir cette stratégie, illustrant les limites de cette protection et montrant, à l’occasion, que l’usage de la force armée d’un État pouvait se retourner contre les civils, y compris ses propres citoyens. Quelques millions de mort plus tard, les États ont tenté de racheter leur optimisme politique en jugeant les criminels nazis et en renforçant le droit international humanitaire à travers l’adoption des quatre Conventions de Genève de 1949. Parmi ces Conventions, seule la quatrième inaugure une réelle nouveauté en réglementant la protection et le secours aux personnes civiles victimes des conflits armés internationaux. Elle anticipe également sur la nature des conflits contemporains en prévoyant dans son article 3, commun aux quatre Conventions, la protection minimale qui doit être garantie aux victimes des conflits armés non internationaux.
Pourtant, l’ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale s’est fondé sur la protection de la dissuasion nucléaire, plutôt que sur celle du droit humanitaire. Cette « protection nucléaire » ne couvrait géographiquement qu’un nombre limité de pays. Les autres faisaient l’expérience des guerres de décolonisation, puis des guerres civiles ou de sécession contestant les régimes ou pays issus de l’indépendance. Les Conventions de Genève de 1949, centrées sur les conflits entre États souverains, n’ont pas permis de réguler ces guerres d’indépendance et autres guerres civiles. La prise en compte des méthodes de guerre asymétrique opposant des armées organisées et des « combattants de la liberté », recourant à des pratiques de guérilla et de terreur au sein de l’espace civil, échappait d’autant plus au droit existant que les États revendiquaient à leur profit le droit d’utiliser tous les moyens pour rétablir l’ordre public et combattre ces mouvements sécessionnistes,rebelles, insurrectionnels ou terroristes. L’exemple de la guerre de sécession du Biafra vis-à-vis du Nigeria de 1967 à 1970 a, entre autre, illustré les faiblesses du droit humanitaire existant.
En 1977, alors que le souvenir des guerres d’indépendance commençait à s’estomper et que l’équilibre de la terreur nucléaire régulait la division du monde en deux blocs idéologiques rivaux, les États ont accepté d’ajouter deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève pour consolider l’application du droit humanitaire dans toutes les situations et toutes les formes de conflit, et pour combler ces dangereux trous noirs juridiques. Pour la première fois, l’ensemble des formes de conflit et des méthodes de guerre était pris en compte. Les Protocoles additionnels de 1977 couvrent les conflits armés internationaux et non internationaux sous les diverses formes du recours à la force armée. Ils mettent la protection des victimes au centre de la réglementation de l’usage de la force armée, quelles qu’en soient les circonstances.
La seconde moitié duxx esiècle a été marquée par une évolution importante des formes de conflits liée à l’efficacité de la dissuasion nucléaire. La confrontation militaire directe n’étant plus possible avec les grandes puissances, c’est sur un mode asymétrique et dans l’espace civil que se produisent les affrontements. La terreur fait partie des outils permettant de frapper les esprits et les corps, de faire douter une société de sa force et de la capacité de ses dirigeants. Ces méthodes, éprouvées dans les conflits dits périphériques, étaient couvertes en théorie par le droit humanitaire et en pratique par l’impunité.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué un tournant dans la perception des menaces et des formes de conflits dans le monde occidental. Ils ont traduit la fin de l’invulnérabilité militaire liée à la possession de l’arme nucléaire. Mais la « guerre contre la terreur » déclenchée en riposte par les États-Unis a revendiqué la nécessité de s’affranchir du droit de la guerre. Cette approche politique et juridique traduit la tendance naturelle de nombreux régimes politiques qui cherchent à s’affranchir des contraintes juridiques posées par le droit international des conflits armés en substituant à celui-ci une approche strictement sécuritaire dans laquelle la fin justifie les moyens utilisés tant au niveau national qu’international. Pour imposer cette lecture et ce cadre légal nouveau, d’importants moyens juridiques, politiques et médiatiques ont été utilisés visant à prouver que la « guerre globale contre la terreur » constituait une troisième catégorie de conflit armé non couverte par les définitions des conflits armés internationaux et non internationaux et qu’elle échappait donc à toute réglementation humanitaire existante. Cette interprétation occultait au passage le fait que les définitions des conflits armés étant mutuellement exclusives, il ne pouvait pas y avoir de troisième catégorie de conflit et encore moins de situations de conflit non couvertes par le droit humanitaire. Dans la foulée de cette contestation de la définition des conflits, tout le cadre relatif à la définition des civils et à celle des combattants a été affecté. La non-reconnaissance du statut de combattant aux membres des groupes armés non étatiques a fragilisé le statut des civils et a conduit à abuser de la notion de participation directe des civils aux hostilités. Les garanties de détention et d’interrogatoire des personnes détenues ont également été affaiblies en droit humanitairesans être simultanément prises en charge dans le système de protection des droits de l’homme. Le même transfert imparfait entre le cadre juridique relatif aux droits de l’homme et au droit humanitaire s’applique à la question des atteintes au droit à la vie et des assassinats ciblés.
Cette remise en question des fondements mêmes du droit humanitaire a mis en évidence une forme nouvelle de violation du droit international générée par les interprétations abusives du droit humanitaire imposées par certains États. Certains acteurs ne se contentent plus d’agir en violation d’une règle incontestable, ils contestent d’abord la règle pour justifier ensuite leurs actes. Cette évolution découle paradoxalement du caractère officiellement contraignant de ce droit et du développement des mécanismes de sanction pénale internationale de ses violations. C’est donc sur le terrain de l’interprétation que s’est déplacée la bataille permettant aux États de s’affranchir de l’application du droit humanitaire.
Les tribunaux internationaux fournissent aujourd’hui une tribune à ces querelles d’experts. Même si leurs jugements permettent le plus souvent de rétablir une interprétation conforme à la lettre et l’esprit de ces textes, ces décisions interviennent plusieurs années après les faits. Elles n’affectent donc pas le bénéfice tactique obtenu pendant le conflit armé grâce à la déstabilisation du cadre juridique applicable à l’usage de la force.
En outre, l’analyse des décisions des tribunaux internationaux alimente en retour une escalade de contestation du droit humanitaire fondée sur des arguments juridiques sophistiqués, dont le résultat consiste à entraver et retarder l’application du droit dans le temps de l’action.
Enfin, il faut souligner que l’utilisation du droit humanitaire par les tribunaux pénaux internationaux a conduit à des interprétations strictes de ce droit justifiées par les principes spécifiques du droit pénal mais contraires à l’esprit du droit humanitaire. En effet, contrairement aux principes restrictifs applicables au droit pénal international, l’interprétation et l’application du droit humanitaire obéissent à des principes extensifs et des règles spécifiques. Ces règles et principes extensifs d’application et d’interprétation du droit humanitaire sont fondamentaux. Ce sont eux qui permettent de limiter en période de conflit la contestation des normes fondamentales relatives à la protection des personnes, mais aussi celles relatives aux limitations et précautions dans l’usage de la force armée. Ce sont également eux qui permettent, quelle que soit la spécificité d’une situation de conflit, de couvrir, par analogie, toutes les personnes et situations non précisément ou suffisamment définies et protégées par le droit humanitaire.
Les tribunaux pénaux internationaux ont tenté de limiter certains effets pervers liés à l’incertitude sur le droit applicable dans les situations où la qualification de conflit est contestée par l’une ou l’autre des parties. La jurisprudence internationale a notamment rappelé la complémentarité qui existe dans l’application du droit humanitaire et des droits de l’homme. En affirmant que ces deux branches du droit international s’appliquent de façon simultanée et complémentaire dans les situations de conflit, les tribunaux ont permis d’éviter la fabrication intentionnelle ou accidentelle de trous noirs juridiques produits par l’interprétation trop stricte des États. Il s’agit d’une évolution en forme de révolution juridique tant la séparation entre lesdroits de l’homme et le droit humanitaire était ancrée dans l’histoire de ces deux branches du droit international. Mais cette victoire juridique se fait au prix d’une nouvelle complexification technique concernant l’application du droit humanitaire. Cette complexification et l’incertitude qu’elle crée autour des règles réellement applicables dans une situation donnée de crise ou de conflit sont aujourd’hui un défi majeur et supplémentaire pour les praticiens de l’action humanitaire.
Le droit humanitaire pour quoi, pour qui ?
Le droit de la guerre, rebaptisé droit humanitaire, n’est pas un droit idéal. Il n’est pas le produit d’une conscience humaniste qui serait apparue auxx esiècle. Ce siècle s’est plus illustré par ses crimes de masse que par son humanisme. Ni pacifiste ni angélique, le droit de la guerre est le produit de siècles de réflexion sur les méthodes de guerre, menées à toutes les époques, sur tous les continents, dans toutes les sociétés, par toutes les cultures et toutes les religions. Les textes relatifs à la réglementation de la guerre affirment le souci de toutes les sociétés de limiter leurs propres capacités de destruction. Même si la codification internationale de ce droit est récente, ses racines et ses principes sont universels.
La guerre est par définition un état transitoire. Elle ne doit pas être faite de manière telle qu’elle rende la paix impossible entre les communautés concernées ou qu’elle provoque des destructions irréversibles.
L’interdiction de tuer est un des fondements de la vie sociale. La levée de ce tabou, en période de conflit, s’effectue de façon ritualisée et réglementée pour ne pas engendrer la disparition de la société elle-même.
Si le droit de la guerre est au carrefour de la Realpolitik et de la métaphysique, c’est qu’il concerne, bien plus que les seules techniques de guerre, la notion d’humanité et de société humaine.
Il s’agit donc d’enfermer le recours à la force armée dans des limites, même symboliques, permettant de rappeler que le pouvoir de destruction est un moyen et non une fin en soi. C’est à ce titre que sont interdites certaines méthodes de guerre, certaines armes, certains types d’attaques sur certaines personnes ou certains lieux. Le droit de la guerre impose des tabous garants de la survie du groupe humain en tant que tel. L’interdiction des actes d’extermination et de barbarie vise non seulement à préserver la vie des victimes mais également l’humanité des guerriers et leur possibilité de réinsertion dans la société.
Autour de ces grands principes, chaque guerre a produit de nouvelles réglementations destinées à prendre en compte les évolutions technologiques et stratégiques des conflits.
Le droit humanitaire actuel est donc un droit riche de toutes ces évolutions. Il repose sur l’association entre un petit nombre de grands principes, et une multitude de règles très précises. Il contient notamment de nombreuses dispositions juridiques lui permettant de s’adapter par analogie à l’évolution des situations, et de répondre aux défis créés par les formes nouvelles de violence et celles toujours renouvelées de recours à la force armée.
Aux principes anciens concernant la limitation des armes et des méthodes de guerre est venu se rajouter un troisième principe concernant le droit au secours et à la protection pour les victimes et les plus vulnérables. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le droit au secours et à la protection des victimes n’est plus laissé à la seule discrétion des États. Sa surveillance et une partie de sa mise en œuvre ont été confiées par le droit humanitaire à des intermédiaires non étatiques extérieurs au conflit. Cette responsabilité incombe ainsi explicitement au Comité international de la Croix-Rouge et aux organisations humanitaires impartiales.
Les quatre Conventions de Genève et leurs deux Protocoles additionnels de 1977 incarnent aujourd’hui cette approche pragmatique : elles posent des limites claires à la destruction et à l’autorisation de tuer pendant les conflits armés. Elles fixent des obligations précises de protection et de secours à l’égard des catégories les plus vulnérables de la population. Elles définissent la différence essentielle entre les actes de guerre et les crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Les États ont ainsi reconnu l’existence et les modalités d’un principe de nécessité humanitaire qui coexiste au sein du droit humanitaire avec le principe de nécessité militaire.
Pour protéger les principes d’humanité dans les situations de conflit armé, le droit humanitaire se fonde davantage sur l’action que sur la sanction.
En effet, si la sanction est une partie intégrante de tout droit, le caractère aléatoire et tardif de tout mécanisme judiciaire est peu compatible avec les considérations d’urgence vitale et immédiate qui entourent l’action humanitaire. C’est pourquoi la sanction pénale rétrospective des crimes de masse ne constitue pas l’option prioritaire du droit humanitaire.
L’efficacité de ce droit repose avant tout sur la qualité des actions de secours et sur la définition précise d’espaces de responsabilité pour chaque type d’acteur impliqué sur les terrains de conflit : États, forces armées, groupes armés, organisations de secours, victimes. Le droit humanitaire définit pour chacun d’entre eux les droits et les devoirs différents et complémentaires auxquels il est tenu, et pour lesquels il devra rendre des comptes. Contrairement aux droits de l’homme, ces règles ne sont pas les mêmes pour tous. Elles varient selon chaque catégorie de « personnes protégées », et chaque situation. L’objectif est d’ajuster les droits et la protection aux dangers auxquels chaque catégorie de personnes est confrontée. L’efficacité de cette protection exige la vigilance des acteurs de secours, car refuser de reconnaître la qualité d’un individu ou la nature d’une situation permet de paralyser l’application du droit humanitaire. Le droit humanitaire cherche ainsi à quadriller les situations de violence avec une multitude de petits espaces de responsabilités assignés à chaque type d’acteurs. Dans cette synergie de responsabilités, la défense de l’espace humanitaire incombe directement aux acteurs de secours, responsables de sa négociation et de sa sauvegarde avec les différentes parties étatiques et non étatiques au conflit. La posture de l’acteur de secours ne peut donc pas être celle du juge ou du dénonciateur des acteurs armés, comme le voudrait le droit pénal. Sa position oblige l’acteur de secours à la négociation de sa présence et de ses actions, et donc à la coexistence et au compromis avec les porteurs d’armes. Sa responsabilité consiste à agir en milieu contraint en s’appuyant sur les principes du droit humanitaire pour cadrer les compromis acceptables en matière de droitau secours, et s’assurer de ne pas nuire aux victimes les plus vulnérables. Ce droit s’affranchit également partiellement des contraintes juridiques de souveraineté étatique pour pouvoir s’appliquer à des parties au conflit représentées par des groupes armés non étatiques opposés à des forces armées représentant des États souverains. La même limitation de souveraineté s’applique à l’accès des secours humanitaires impartiaux dans les territoires non contrôlés par l’État.
Cependant, la plupart des organisations humanitaires peinent à s’approprier ce droit complet et complexe, qui est resté perçu pendant longtemps comme propriété exclusive du Comité international de la Croix-Rouge, tandis que la plupart des organisations internationales peinent à s’extraire du cadre strict de la souveraineté étatique.
Les différences qui existent entre le droit humanitaire, le droit du maintien de la paix, les droits de l’homme, le droit des réfugiés, le droit de la coopération et de l’assistance, le droit pénal, etc. conduisent souvent à un morcellement des règles applicables, à l’application des règles les moins favorables aux victimes et les moins contraignantes pour les États et les organisations concernées. L’ampleur des opérations de secours conduit le plus souvent à une spécialisation technique de chaque intervenant humanitaire dans la réponse à un type précis de besoin. Sa connaissance du droit tend ainsi progressivement à recouvrir la connaissance de ses propres droits et de son propre mandat. La multiplication des acteurs entraîne un éclatement des responsabilités et une absence de hiérarchie entres les besoins généraux et ceux des victimes les plus vulnérables. Ainsi se creuse, en pratique, l’écart entre le droit humanitaire et le droit des actions ou des acteurs humanitaires. La réponse technique aux situations de crise peut sembler adéquate, mais elle est incapable d’infléchir le rapport de forces, qui caractérise les conflits, par un rapport de droit en faveur des plus vulnérables.
Le renouveau trompeur de l’action humanitaire
L’action humanitaire s’étend aujourd’hui sur des champs de bataille de plus en plus complexes et déborde largement la question du secours direct aux victimes de conflits armés. Lié, entre autres, à la gestion de la sécurité internationale et des catastrophes plus ou moins naturelles, à la médiatisation, à la mondialisation et à l’augmentation des inégalités de richesse, le phénomène humanitaire a atteint une ampleur sans précédent dans les relations entre les individus, mais aussi entre les pays.
Il recouvre de son label des acteurs et des organisations aux ambitions, aux moyens et aux responsabilités très variés. Au-delà des discours, les objectifs de ces différentes actions ne sont pas tous humanitaires. Elles visent parfois principalement à rétablir l’ordre public ou à stabiliser une situation politique plutôt qu’à secourir des individus. Elles sont parfois davantage dictées par l’émotion de l’opinion publique que par l’équité vis-à-vis des victimes. Les images de convois de secours avec ou sans escorte armée ne doivent pas faire oublier que la plupart des souffrances ne sont pas dues principalement à la pénurie, mais à la violence et à la discrimination dans la répartition et le partage des secours.
Rédigé après Auschwitz, le droit humanitaire a pris en compte les principaux dilemmes que rencontrent les acteurs de secours dans les situations de violence et de conflit. Confronté aux formes nouvelles, consensuelles et mondialisées de l’action humanitaire, et notamment aux approches coordonnées, intégrées ou militarisées au sein de l’Organisation des Nations unies, on risque d’oublier qu’il s’agit d’une activité traversée dans l’histoire par d’importants clivages politiques et philosophiques. On risque également d’oublier que cette action est porteuse de dilemmes plus que de solutions : dilemme entre l’action de substitution et la dénonciation des manquements étatiques, dilemme entre le risque de complicité dans la violence et celui de la non assistance arbitré par l’éthique ultime du devoir d’abstention.
Le développement de l’État-providence en Occident a renforcé la théorie politique du « contrat social » imaginée par Jean-Jacques Rousseau, et a relégué l’action humanitaire aux situations d’exception telles que les guerres. Cette notion politique a émergé de divers mouvements révolutionnaires ou revendicatifs, qui contestaient les activités charitables, compassionnelles et paternalistes, et exigeaient la reconnaissance de droits à la solidarité nationale pour les individus. Sur d’autres continents, notamment dans les pays en voie de développement, l’action humanitaire a longtemps pris des formes diverses, y compris internationales, par le biais de l’aide missionnaire, puis de l’aide au développement organisée entre les États, ou au sein de l’Organisation des Nations unies.
C’est dans les failles, les ruptures et les faiblesses du « contrat social » que s’est développée l’action humanitaire. Celle-ci a pour but de protéger la vie et la dignité humaines quand la société n’est plus capable, ou désireuse, pour diverses raisons, d’assurer la survie de certains de ses membres.
Aujourd’hui, l’aide humanitaire fait face à un défi nouveau. Alors que les droits de l’homme ont été affirmés au niveau universel, ce sont les gouvernements et les sociétés censés garantir leur réalisation qui s’écroulent, éclatent ou se déchirent un peu partout dans le monde, laissant les individus sans défense.
Au niveau national, la perte de ressources et de puissance de l’État a accéléré l’affaiblissement de nombreux services sociaux. Dans nombre de pays industrialisés, des secteurs importants, qui relevaient de la solidarité nationale, sont aujourd’hui privatisés ou laissés à l’abandon. On peut mentionner, au milieu de tant d’autres exemples, l’appauvrissement des services de santé publique et l’accès aux médicaments, la réduction de l’aide publique aux démunis, aux réfugiés et migrants, ainsi que la prise en charge des personnes détenues ou internées. Ces secteurs sont aujourd’hui partiellement assumés par l’action humanitaire, dans l’attente de nouveaux réajustements.
La conception individualiste des droits de l’homme souffre paradoxalement de la même crise que celle qui frappe l’institution étatique. L’affirmation progressive des droits de l’homme a été le fruit d’une émancipation progressive des individus par rapport au pouvoir. Malgré leur caractère universel, ces droits sont en réalité étroitement liés aux notions de nationalité et de citoyenneté. Paradoxalement, sans un État protecteur des libertés et des droits, mais aussi chargé d’organiser la solidarité nationale avec les plus faibles, la notion de « droits de l’homme » est plus vulnérable que jamais. L’action et le droit humanitaires n’apportent que des réponses imparfaites et transitoires à cette situation.
L’action humanitaire est apolitique (dans la mesure où elle ne porte pas en elle-même un projet de société et n’a pas la prétention de se substituer au pouvoir politique pour organiser la vie en société). En revanche, elle entretient avec le pouvoir politique des rapports de complémentarité, mais aussi de contestation. Elle constitue un moyen de contestation de l’ordre établi, en faisant la démonstration de ses carences. Elle est aussi de nature provisoire. Sa fonction est d’aider les individus exclus et les populations en danger à survivre jusqu’à ce qu’ils soient à nouveau parties prenantes de l’organisation sociale et politique.
Cette action prend donc des formes diverses selon les contextes. Elle exprime une revendication pacifique des individus à défendre eux-mêmes les espaces d’humanité au sein de sociétés de plus en plus complexes. Elle manifeste la capacité et la responsabilité de chaque individu de réparer, à sa mesure, les injustices faites aux autres êtres humains.
À travers l’acte de générosité, l’action humanitaire tente de restaurer des espaces de normalité dans des situations anormales et transitoires. Au-delà de l’aide matérielle, elle cherche à rétablir les individus dans un minimum de droits et de dignité humaine au sein d’une collectivité humaine.
Ainsi, la crise actuelle de l’État-providence, l’éclatement de certains États et la construction chaotique d’une société internationale sont autant de causes nouvelles du développement de l’action humanitaire. Épidémie, famine, conflit, exode, populations marginalisées ou abandonnées à l’intérieur d’un État, pays oubliés, en voie de désintégration ou d’effondrement, laissés-pour-compte de la société des nations, l’action humanitaire occupe la place laissée vacante ou non encore comblée par les pouvoirs organisés. Cette réalité a bouleversé non seulement les formes, mais aussi les moyens et le sens de l’action humanitaire.
L’action humanitaire n’est plus seulement le fait d’individus contestant l’ordre établi en développant des formes alternatives de solidarité. Elle est aujourd’hui massivement portée par les plus grandes institutions de la communauté internationale. Service social de la mondialisation, elle exprime un mode de gouvernement minimal adopté par les organisations internationales telles que l’Organisation des Nations unies, l’Union européenne et certains États qui lui assignent des objectifs de maintien de la sécurité, de contrôle des flux de population, plutôt que de reconsidérer l’organisation de la société internationale.
La distinction qui existait entre l’aide au développement, les actions de solidarité en cas de catastrophe et l’action humanitaire dans les situations de conflit armé semble aujourd’hui globalement effacée au profit d’une notion générale de crise complexe et chronique. Dans ces contextes, l’action humanitaire d’urgence apparaît souvent comme l’unique forme d’expression politique disponible.
La diversité des acteurs humanitaires et l’ampleur de ces actions donnent l’illusion d’un consensus et le spectacle rassurant de l’action, mais elles conduisent à une perte de signification du mot « humanitaire » doublée d’une disparition de l’espace politique où poser la question des choix collectifs.
Le terme d’action humanitaire désigne, en principe, un geste qui n’a pas d’autre finalité que l’homme. Par nature, aucun pouvoir politique constitué au niveau national ou international ne peut se résumer à ce seul intérêt.
Le droit humanitaire précise bien la différence entre les obligations qui incombent aux États et celles qui sont confiées aux organisations humanitaires impartiales, en tant qu’intermédiaires neutres dans les conflits armés.
Dès lors qu’elle quitte le contexte des conflits armés et qu’elle est pratiquée par les États, ou les organisations internationales telles que l’ONU ou l’Union européenne, l’action humanitaire perd sa composante dynamique essentielle. Elle n’exprime plus une contestation sociale de l’ordre établi, mais une forme minimale de solidarité concernant le sort des populations vulnérables.
Quelles que soient les intentions des gouvernements dans ce domaine, leur action aboutit à une confusion dangereuse sur la nature des responsabilités qu’ils assument vis-à-vis des populations en danger. Cette confusion s’est accrue au cours des trente dernières années du fait du renforcement progressif du rôle de l’Organisation des Nations unies dans la gestion des conflits et de la multiplication des moyens de cette action qui inclut des composantes humanitaires, militaires, judiciaires et de nouvelles théories concernant la responsabilité de protéger.
De la gestion des conflits à la sanction des crimes d’État
La reconnaissance d’une situation de conflit est difficile pour une organisation dont le but est le maintien la paix et la coopération entre les États. Cette contrainte diplomatique continue toujours de peser sur les diverses institutions de l’ONU engagées dans des actions de secours humanitaires.
Pendant quarante ans, la mission de maintien de la paix de l’ONU s’est limitée à servir de garant au respect d’accords de paix conclus entre les États. La fin de la guerre froide a mis fin à la paralysie du système de sécurité collective prévu par la charte de l’ONU en 1945. À partir des années 1990, l’Organisation s’est retrouvée impliquée dans la gestion directe d’une multitude de conflits qui n’étaient plus régulés au sein des blocs idéologiques. Ce nouvel interventionnisme de l’ONU s’est appuyé sur une vaste palette de moyens d’action et de pression matériels, politiques, diplomatiques, économiques, militaires et finalement judiciaires. L’action humanitaire a joué un rôle central dans la justification et la légitimation des premières interventions militaires de l’ONU dans un certain nombre de conflits dès 1991. L’action humanitaire s’est ensuite trouvée intégrée dans des approches globales mises en place et coordonnées par l’ONU. Derrière l’objectif affiché de renforcer la coordination et l’efficacité des secours, ces mécanismes conduisaient avant tout à faire pression sur les belligérants pour stabiliser une situation militaire ou faciliter le retour à la paix. Ce faisant, l’action humanitaire est devenue un enjeu et une arme politique de premier plan pour la communauté internationale dans le cadre de sa gestion des crises et de la sécurité internationale. C’est au nom de la protection des convois humanitaires ou des populations victimes de conflits que les opérations de maintien de la paix se sont transformées en interventions militaires internationales. Placée au centre du rapport de forces international, l’action humanitaire a gagné en prestige, mais en retour elle s’est politisée et militarisée. Elle a ainsi perdu une partie de sa capacité à choisir de façon impartiale les populationsà secourir et à être acceptée par les différents groupes armés qui ne croient plus en sa neutralité. Ce phénomène est encore accentué vis-à-vis des acteurs et groupes armés non étatiques avec lesquels l’ONU ne peut juridiquement pas entretenir de relations sous peine de violer la souveraineté de ses États membres. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le refus de certaines organisations humanitaires impartiales de participer à ces dispositifs humanitaires internationaux intégrés gérés par les États, des organisations interétatiques, voire des organisations militaires régionales comme ce fut le cas en Afghanistan dans le cadre de l’OTAN.
Ce débat a conduit à une clarification des modes d’action des différentes organisations privées autour de deux courants principaux qualifiés de « dunantistes » et « wilsoniens ». Le premier désigne les organisations qui défendent l’indépendance de l’action humanitaire par rapport à la poursuite d’autres objectifs tels que la paix, la stabilité ou le développement. Le second s’applique aux organisations privées qui inscrivent leur action en support de l’action politique plus large des institutions internationales.
L’intérêt politique porté à l’action humanitaire par la communauté internationale n’a produit aucune avancée juridique significative quant au contenu du droit humanitaire conventionnel. Bien que certains États dénoncent son inadaptation aux formes contemporaines de conflit armé marquées par l’asymétrie des acteurs et des méthodes de guerre, aucun d’entre eux n’a souhaité améliorer ces règles et prendre de nouveaux engagements juridiques contraignants dans ce domaine. Par contre, le développement de la pratique humanitaire a contribué à l’émergence d’une coutume internationale qui s’est concrétisée par la publication en 2005 par le CICR de 161 règles de droit international humanitaire coutumier. Celles-ci consacrent l’unification des règles applicables aux conflits armés internationaux et non internationaux. Cette unification compense partiellement la complexité des débats juridiques relatifs à la qualification des conflits armés internationaux et non internationaux et la faiblesse des règles conventionnelles concernant ces derniers.
Outre l’émergence de ce droit coutumier, la seconde avancée juridique du droit humanitaire est liée à l’émergence d’un droit pénal international et de tribunaux internationaux dédiés à la sanction des violations graves du droit humanitaire sous la forme de crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.
Le droit humanitaire souffrait depuis 1949 d’un handicap majeur en termes de crédibilité : la faiblesse de ses mécanismes de sanction, notamment l’absence de tribunal international capable de juger et condamner les auteurs de crimes de guerre. L’expérience du tribunal de Nuremberg fut suivie de cinquante années de silence judiciaire international. Les États vainqueurs qui ont fondé à la même époque l’ONU se sont abstenus de doter la communauté internationale d’un tribunal pénal international permanent. En 1948, la convention contre le génocide prévoyait que de tels actes seraient punis par un tribunal international que les États refusèrent de créer. Pendant cinquante ans, le monde a vécu dans l’ombre de Nuremberg, tribunal symbolique dont l’efficacité pratique avait disparu.
Au cadran de la charte de l’ONU, l’heure était au maintien de la paix, d’une paix à tout prix, y compris celui de l’injustice et de l’impunité face aux crimes de masse.
C’est paradoxalement l’échec majeur de deux opérations de maintien de la paix, en ex-Yougoslavie et au Rwanda, qui a conduit l’Organisation à explorer une nouvelle dimension judiciaire des relations internationales. La création de tribunaux internationaux ad hoc a servi de laboratoire pour l’adoption par les États du statut de la Cour pénale internationale en 1998. Celle-ci a été chargée de juger, ou de garantir le jugement, des crimes de guerre, crimes contre l’humanité, du génocide et de l’agression. Ces crimes de masse exigent, en général, le soutien ou la complicité de l’appareil d’État et des différents organes du pouvoir. Leur sanction ne peut donc pas être laissée à la seule initiative nationale.
En ex-Yougoslavie, les forces de maintien de la paix de l’ONU ont été confrontées aux massacres de civils, de blessés, aux déportations, et à toutes les autres armes de terreur de la guerre de purification ethnique. Les moyens classiques du maintien de la paix étaient impuissants face à cette situation. C’est pour répondre à ce constat que le Conseil de sécurité décida en 1993 de créer un tribunal qui punirait les crimes que les soldats de l’ONU présents sur place ne pouvaient qu’observer.
Contrairement au tribunal de Nuremberg, la justice internationale que l’ONU établissait à travers son tribunal pour l’ex-Yougoslavie était plus une justice de vaincus que de vainqueurs. L’ONU espérait regagner sur le terrain du droit ce qu’elle avait perdu dans le rapport de forces.
Ce tribunal a d’ailleurs fonctionné dans un premier temps comme une menace judiciaire destinée à favoriser la négociation des accords de paix plutôt que comme un organe autonome.
Un an plus tard, au Rwanda, l’ONU devait de nouveau affronter les conséquences de la passivité de ses forces armées pendant le génocide des Rwandais tutsis d’avril à juillet 1994. Là encore, le décalage entre les ambitions et les réalités onusiennes du maintien de la paix fut terrible et, sous la pression de l’opinion publique, le Conseil de sécurité de l’ONU décidait fin 1994 de créer un deuxième tribunal pénal international ad hoc chargé de juger les auteurs du génocide.
L’adoption du statut de la Cour pénale internationale (CPI) à Rome le 17 juillet 1998 a permis de franchir le pas vers un tribunal pénal international permanent compétent sous certaines conditions pour juger les auteurs des crimes internationaux les plus graves. La mise en place de cette Cour ne permettra pas de réaliser le rêve d’une justice universelle, indépendante et s’imposant à tous les États du monde y compris les plus puissants. Les rapports de forces politiques restent inscrits dans le statut de la Cour, qui n’est compétente que vis-à-vis des États qui ont signé son statut ainsi que pour les situations qui lui sont soumises par le Conseil de sécurité avec l’accord de l’ensemble des membres permanents qui le composent.
Mais au cours de ces vingt dernières années, le fonctionnement des tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, mais aussi les tribunaux spéciaux mixtes créés pour juger les crimes commis en Sierra Leone, au Timor-Oriental ou au Cambodge et les premiers pas de la Cour pénale internationale ont prouvé que la justice pénale n’était plus considérée comme un obstacle mais comme une partie intégrante de la diplomatie internationale.
Le postulat selon lequel l’impunité était garante de stabilité dans les relations internationales s’est écroulé. Il serait naïf d’en déduire que la lutte contre l’impunité va maintenant remplacer l’impunité comme règle du jeu politique. La justice pénale reste soumise aux décisions d’opportunité politique et au soutien sélectif des États en fonction des agendas locaux ou globaux. Mais les pouvoirs politiques et militaires savent qu’ils doivent compter avec l’aléa judiciaire international qui entoure désormais les crimes de masse qu’ils sont tentés de commettre dans la conquête du pouvoir ou le maintien de celui-ci. En outre, les auteurs de la violence savent qu’ils ne peuvent plus compter sur la protection de l’État et l’écran collectif de l’obéissance aux ordres au sein de structures politiques ou militaires globales car ces procédures ne jugent pas des États mais des individus au titre de leur responsabilité pénale individuelle.
L’existence et le fonctionnement de la Cour pénale internationale ont permis de renforcer et d’harmoniser la définition et le système de sanction des crimes de masse au niveau international mais aussi au sein du droit pénal national de tous les pays signataires du statut de la Cour.
Le fonctionnement de ces tribunaux internationaux a également permis de développer la compréhension et les conditions d’application des règles du droit humanitaire dans les situations concrètes de violence et de conflit. La jurisprudence des tribunaux internationaux permet de dépasser l’affirmation de principes généraux, et d’éclairer le contenu de nombreuses notions juridiques controversées par les États et dont la portée pratique n’avait pas été précisée par les conventions relatives au droit humanitaire ou aux droits de l’homme. On pense par exemple à la définition des conflits armés, à celle de civils et aux droits qu’ils conservent en cas de participation directe aux hostilités, aux garanties juridiques liées à la détention, à la définition de la torture et des mauvais traitements, à la responsabilité de l’État vis-à-vis de groupes armés non étatiques agissant sous son contrôle ou avec son soutien, à la responsabilité et aux devoirs des commandants militaires et au devoir de désobéissance aux ordres injustes, à la définition des boucliers humains et à la pratique des assassinats ciblés, et à de nombreuses autres dispositions.
Cet éclairage jurisprudentiel complexifie la présentation et la compréhension des règles et principes humanitaires. Mais il est essentiel car il rétablit le contenu et l’intégrité de principes et de règles humanitaires qui ont fait l’objet ces dernières années de contestation et d’interprétations abusives par certains États. Il était important de réintégrer de façon accessible dans cet ouvrage les termes et les conclusions d’un débat qui a ébranlé pour un temps les fondements mêmes du droit humanitaire. La compréhension de ces diverses argumentations devrait faciliter la référence et l’utilisation du droit humanitaire par les acteurs de secours dans le temps de l’action et de la négociation.
Dans les situations de recours à la violence armée, il est capital que chaque acteur prenne la mesure de sa propre responsabilité et de celle des autres. Il est crucial que chacun puisse contester l’interprétation et l’usage du droit humanitaire imposés par l’acteur étatique ou militaire dominant. Car si le droit international est imparfait, c’est un droit en mouvement, en formation perpétuelle comme le prouve la publication des règles de droit humanitaire coutumier. L’action contribue ainsi à la création ou à la disparition de droits, à travers la formation de la « coutume » et des « précédents ». L’action humanitaire, si elle s’éloigne desnormes juridiques existantes ou accepte une interprétation contraire à l’intérêt et à l’esprit de protection des victimes, peut paradoxalement conduire à affaiblir le droit humanitaire et à mettre en plus grand danger les victimes. Les actions de secours et de résistance à l’inhumanité doivent donc être structurées juridiquement, intellectuellement et matériellement pour résister au terrible rapport de forces qui les entoure et atteindre leur objectif humanitaire. Les pages qui suivent espèrent faciliter et éclairer ces choix.
Contrairement à de nombreuses richesses, le droit ne s’use et ne disparaît que si l’on ne s’en sert pas.
Légende des abréviations des Conventions de Genève et des Protocolesadditionnels
GIPI Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades des forces armées en campagne, 12 août 1949.
GIIP Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, 12 août 1949.
GIIII Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949.
GIVI Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949.
GPII Protocole I additionnel aux conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 8 juin 1977.
GPII Protocole II additionnel aux conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 8 juin 1977.