Légitime défense
L’un des fondements de la vie en société est le principe de l’interdiction faite aux individus d’utiliser la force pour se faire justice eux-mêmes. Le droit interne de la plupart des États prévoit une seule exception à cette règle en cas de légitime défense individuelle. Cette règle permet à l’individu d’utiliser la force pour répondre à une agression qui menace sa vie ou sa personne. Mais cette exception doit être interprétée de façon stricte et elle ne justifie pas le recours à la violence pour répondre à une menace envers des biens matériels. En outre, la menace doit être réelle et actuelle et la réponse doit rester proportionnée à cette menace.
La Charte de l’ONU interdit l’usage de la force armée dans les relations entre les États. L’article 51 de la Charte des Nations unies reconnaît cependant « le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires ». Ce droit de légitime défense individuelle complète le système de sécurité collective mis en place par la Charte de l’ONU en 1945, qui permet au Conseil de sécurité de décider de l’emploi de la force armée internationale en cas d’échec des mécanismes de règlement pacifique des différends entre les États et de menace à la paix et à la sécurité internationales.
La légitime défense reste donc aujourd’hui le seul motif légitime de recours à la force armée par un État. Ceci a conduit à des interprétations extensives des notions de légitime défense et d’agression. Les concepts de légitime défense préventive et de légitime défense préemptive ont ainsi été utilisés par les États-Unis dans le cadre de leur « guerre globale contre le terrorisme ». Le rapport du groupe de personnalités nommées par le secrétaire général de l’ONU pour réfléchir à la réforme de l’organisation et à la révision de la Charte a conclu, le 2 décembre 2004, qu’il n’était pas nécessaire de réécrire ou de réinterpréter l’article 51 de la Charte. Ils admettent les actions préemptives dirigées contre un danger réel et imminent mais refusent de reconnaître la légalité d’un usage préventif de la force contre une menace imprécise et lointaine. Dans ce dernier cas, l’accord du Conseil de sécurité de l’ONU reste nécessaire avant tout recours à la force.
La Cour internationale de justice (CIJ) s’est prononcée à plusieurs reprises sur la définition de l’agression et sur les conditions légales du recours à la force armée par les États au nom de la légitime défense. Ses jugements de 1986 et 2005, respectivement dans l’affaire Nicaragua c. États-Unis d’Amérique et dans l’affaire République démocratique du Congo c. Ouganda, détaillent le lien entre la légitime défense et l’agression. La Cour distingue l’agression des autres menaces à la sécurité intérieured’un État qui ne permettent par d’invoquer la légitime défense et de légitimer le recours à la force. Elle rappelle l’existence d’une règle bien établie en droit international coutumier, selon laquelle la légitime défense ne justifierait que des mesures proportionnées à l’agression armée subie, et nécessaires pour y riposter. Elle fixe les conditions permettant d’invoquer la légitime défense et l’agression pour des actes commis par des groupes armés non étatiques agissant sous le contrôle d’un État étranger ( infra Jurisprudence).
En 2010, une définition internationale de l’agression a été adoptée dans la cadre de la conférence de Kampala de révision du statut de Rome de la Cour pénale internationale. Cela devrait éviter les interprétations extensives de cette notion utilisées par les États pour justifier le recours à la force.
La légitime défense est aussi une notion très importante dans le cadre des opérations de maintien de la paix de l’ONU. En effet, sauf disposition contraire expressément prévue par leur mandat, les Casques bleus ne peuvent recourir à la force qu’en cas de légitime défense personnelle, selon l’interprétation et les modalités restrictives entourant cette notion juridique. Cela permet de distinguer les opérations de maintien de la paix des autres opérations militaires internationales autorisées dans le cadre du chapitre VII de la Charte visant à employer la force pour imposer une décision à un État donné. Toutefois, dans les dernières opérations de l’ONU, plus musclées, il semble que cette notion ait été parfois étendue à l’autorisation d’utiliser la force quand des menaces pesaient sur l’exécution du mandat de la mission et pas seulement sur la personne des Casques bleus. On a parlé dans ce cas de « légitime défense élargie » ou « fonctionnelle », que certains militaires préconisaient d’ailleurs pour les missions humanitaires. Ainsi, pour garantir par la force la protection des convois humanitaires en Bosnie (rés. 776, 14 septembre 1992), l’ONU a précisé que « la légitime défense s’applique également aux situations dans lesquelles des personnes armées tentent par la force d’empêcher les soldats de l’ONU de s’acquitter de leurs fonctions » (rapport du SG, document S/24540, 10 septembre 1992). De même, selon la résolution 836 (S/rés. 836 du 4 juin 1993) autorisant le recours à la force pour protéger la population civile dans les zones de sécurité, la possibilité d’ouvrir le feu avait été élargie à « la riposte à des bombardements par toute partie contre les zones de sécurité, à des incursions armées ou si des obstacles délibérés étaient mis à l’intérieur de ces zones ou dans leurs environs à la liberté de circulation de la FORPRONU ou de convois humanitaires protégés ». Ce n’est que le 17 mai 1994 que le Conseil de sécurité de l’ONU a reconnu que le mandat des forces armées de la Mission des Nations unies au Rwanda (MINUAR) prévoyait la possibilité d’« utiliser la légitime défense contre des personnes ou des groupes qui menaceraient les lieux et personnes protégés, le personnel des Nations unies ou d’autres personnels humanitaires, ou les moyens de transport et de distribution des secours humanitaires » (S/rés. 918 du 17 mai 1994).
La plupart des opérations de maintien de la paix déployées à partir des années 2000, appelées « opérations complexes de maintien de la paix », ont des mandats incluant une légitime défense « étendue ». Cette notion de légitime défense étenduea été progressivement remplacée par l’inclusion dans les mandats des opérations de maintien de la paix de l’ONU de clauses types autorisant l’utilisation de la force pour la protection des populations. Ces clauses types fonctionnent autour de trois critères restrictifs qui autorisent le recours à la force sans créer d’obligation pour les Casques bleus ni de droits ou de garanties de protection pour les populations concernées. Elles autorisent le recours à la force en cas (1) de menace imminente d’attaque ou de massacre contre des populations (2) situées à proximité des lieux de déploiement des Casques bleus et (3) dans la limite des moyens disponibles. On peut citer à titre d’exemple la résolution 1925 du Conseil de sécurité de l’ONU qui fixe le mandat des forces armées de la Mission de l’ONU pour la stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO), qui souligne à son article 11 que « la protection des civils doit être la priorité lorsqu’il s’agit de décider de l’usage des capacités et ressources disponibles et autorise la Mission à utiliser tous les moyens nécessaires, dans la limite de ses capacités et dans les zones où ses unités sont déployées, pour s’acquitter de son mandat de protection », qui est « la protection effective des civils […] se trouvant sous la menace imminente de violences physiques, en particulier de violences qui seraient le fait de l’une quelconque des parties au conflit » (S/rés. 1925 du 28 mai 2010).
En pratique, cependant, les modalités de recours à la force sont souvent interprétées restrictivement par les commandants sur le terrain, notamment en raison du manque de moyens militaires dont ils disposent. En cas d’inadéquation entre le mandat et les moyens, c’est le critère de la sécurité des Casques bleus qui prime sur le respect du mandat. Cela fut illustré notamment lors du procès en Belgique devant la Cour martiale du colonel Marshall, responsable du contingent belge des Casques bleus au moment du génocide au Rwanda. Il fut jugé pour « défaut de prévoyance », parce qu’il avait mis en danger la vie de dix Casques bleus de la force des Nations unies au Rwanda (MINUAR), le 6 avril 1994, au début du génocide à Kigali.
▸ Agression ▹ Maintien de la paix ▹ Sécurité collective ▹ Ordre public ▹ Ingérence ▹ Conseil de sécurité des Nations unies (CS) ▹ Cour internationale de justice (CIJ)
Jurisprudence
La Cour internationale de justice (CIJ) a précisé les conditions légales du recours à la force armée par les États au nom de la légitime défense dans deux jugements de référence : Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986 , p. 14 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005 , p. 168.
- La CIJ établit un lien étroit entre la légitime défense et l’agression puisque, « aux termes de la Charte des Nations unies et du droit coutumier, seule l’agression autorise le recours à la force armée individuelle ou collective au titre de l’exercice du droit de légitime défense » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 35). « La Cour observe que l’invocation de la légitime défense tend normalement à justifier un comportement qui serait sans cela illicite. […] l’invocation du droit de légitime défense ne permet donc pas l’identification certaine et complète des faits reconnus » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 74). « La légitimité de l’utilisation de la force par un État en réponse à un fait illicite dont il n’a pas été victime n’est pas admise quand le fait illicite en question n’est pas une agression armée. De l’avis de la Cour, dans le droit international en vigueur aujourd’hui - qu’il s’agisse du droit international coutumier ou du système des Nations unies -, les États n’ont aucun droit de riposte armée “collective” à des actes ne constituant pas une “agression armée” (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 211).
- la CIJ fournit une définition de l’agression armée qui inclut sous certaines conditions les actes commis par un État par l’intermédiaire de groupes armés non étatiques. « La Cour ne voit pas de raison de refuser d’admettre qu’en droit international coutumier la prohibition de l’agression armée puisse s’appliquer à l’envoi par un État de bandes armées sur le territoire d’un autre État si cette opération est telle, par ses dimensions et ses effets, qu’elle aurait été qualifiée d’agression armée et non de simple incident de frontière si elle avait été le fait de forces armées régulières. Mais la Cour ne pense pas que la notion d’“agression armée” puisse recouvrir […] aussi une assistance à des rebelles prenant la forme de fourniture d’armements ou d’assistance logistique ou autre. On peut voir dans une telle assistance une menace ou un emploi de la force, ou l’équivalent d’une intervention dans les affaires intérieures ou extérieures d’autres États » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 195). la Cour affirme que « si la notion d’agression armée englobe l’envoi de bandes armées par un État sur le territoire d’un autre État, la fourniture d’armes et le soutien apporté à ces bandes ne sauraient être assimilés à l’agression armée » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 247). Dans l’affaire République démocratique du Congo c. Ouganda, la CIJ a précisé cette notion en affirmant « qu’il n’existait pas de preuve satisfaisante d’une implication directe ou indirecte du gouvernement de la RDC dans ces attaques. Celles-ci n’étaient pas le fait de bandes armées ou de forces irrégulières envoyées par la RDC ou en son nom, au sens de l’article 3 g) de la résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale sur la définition de l’agression, adoptée le 14 décembre 1974. La Cour est d’avis, au vu des éléments de preuve dont elle dispose, que ces attaques répétées et déplorables, même si elles pouvaient être considérées comme présentant un caractère cumulatif, ne sont pas attribuables à la RDC » (République démocratique du Congo c. Ouganda, § 146).
- La CIJ distingue l’agression des autres menaces à la sécurité intérieure d’un État qui ne permettent pas d’invoquer la légitime défense et de légitimer le recours à la force . « […] des mesures de légitime défense, individuelle ou collective, peuvent être considérées comme entrant dans la catégorie plus vaste des mesures qualifiées à l’article XXI de “nécessaires à la protection des intérêts vitaux” d’une partie “en ce qui concerne sa sécurité”. […] Toutefois, la notion d’intérêts vitaux en matière de sécurité déborde certainement la notion d’agression armée et a reçu dans l’histoire des interprétations extensives. La Cour doit donc se prononcer sur le caractère raisonnable du péril encouru par ces “intérêts vitaux en ce qui concerne la sécurité” et ensuite sur le caractère non seulement utile mais “nécessaire” des mesures présentées comme destinées à en assurer la protection » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 224). « L’article 51 de la Charte ne peut justifier l’emploi de la force en légitime défense que dans les limites qui y sont strictement définies. Il n’autorise pas, au-delà du cadre ainsi établi, l’emploi de la force par un État pour protéger des intérêts perçus comme relevant de la sécurité. D’autres moyens sont à la disposition de l’État concerné, dont, en particulier, le recours au Conseil de sécurité » (République démocratique du Congo c. Ouganda, § 148).
- Concernant le rôle du Conseil de sécurité dans la reconnaissance de l’argument de la légitime défense, la CIJ précise que ce n’est pas une condition obligatoire mais un élément permettant d’apprécier la réalité d’une agression : « dans l’examen effectué au titre du droit coutumier, l’absence de rapport au Conseil de sécurité peut être un des éléments indiquant si l’État intéressé était convaincu d’agir dans le cadre de la légitime défense » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 200). Dans l’affaire République démocratique du Congo c. Ouganda, la CIJ précise que « […] l’Ouganda n’a pas porté à la connaissance du Conseil de sécurité les événements qui, à ses yeux, lui avaient imposé d’exercer son droit de légitime défense » (République démocratique du Congo c. Ouganda, § 145). Elle souligne que, « alors que l’Ouganda prétend avoir agi en état de légitime défense, il n’a jamais soutenu avoir été l’objet d’une agression de la part des forces armées de la RDC » (République démocratique du Congo c. Ouganda, § 146).
- Concernant la question de la légitime défense préventive, la CIJ précise que « la question de la licéité d’une réaction à la menace d’une agression armée qui ne s’est pas encore concrétisée n’a pas été soulevée par les parties. Son raisonnement et sa décision ne peuvent donc pas servir de justification aux théories juridique relatives à la notion de légitime défense préventive » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 35). « Pour ce qui est des caractéristiques de la réglementation du droit de légitime défense, les parties, […] ne font état que du droit de légitime défense dans le cas d’une agression armée déjà survenue et ne se posent pas la question de la licéité d’une réaction à la menaceimminente d’une agression armée. La Cour ne se prononcera donc pas sur ce sujet » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 194).
- La CIJ rappelle l’existence d’une « règle bien établie en droit international coutumier - selon laquelle la légitime défense ne justifierait que des mesures proportionnées à l’agression armée subie, et nécessaires pour y riposter » (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, § 176).
- Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a jugé dans l’affaire Martic que la légitime défense ne saurait être utilisée pour justifier une attaque délibérée contre des populations civiles (affaire Martic, Chambre d’appel du TPIY, IT-95-11-A, 8 octobre 2008, § 268).
Pour en savoir plus
Alland D., « Légitime défense et les contre-mesures dans la codification du droit international de la responsabilité », Journal de droit international , 1983, p. 728-762.
Christakis T. « Existe-t-il un droit de légitime défense en cas de simple “menace” ? Une réponse au “groupe de personnalités de haut niveau” de l’ONU », in SFDI, Les Métamorphoses de la sécurité collective : droit, pratique et enjeux stratégiques , Pedone, Paris, 2005, 28 p.
Corten O., Dubuisson F., « Opération Liberté immuable : une extension abusive du concept de légitime défense », R.G.D.I.P., tome 106, janvier 2002.
Delcourt B., « La légitime défense préventive », in La Guerre en Irak-Prélude d’un nouvel ordre international ?, Pedone, Paris, 2004.
Detais J., Les Nations unies et le droit de légitime défense , thèse de doctorat en droit public, Faculté de droit d’Angers, Angers, 2007, 552 p.
Menissier T., « La légitime défense, hier et aujourd’hui : le “résidu réaliste” du droit international ? », Revue de métaphysique et de morale , n° 4, 2009, p. 443-458.
Paye O., Sauve qui veut ? Le droit international face aux crises humanitaires , Bruylant-Université de Bruxelles, 1996, p. 226-244.
Sicilianos L. A., « Le contrôle par le Conseil de sécurité des actes de légitime défense », in Le Chapitre VII de la Charte des Nations unies , colloque de Rennes de la SFDI, 2-4 juin 1994, Pedone, Paris, 1995, p. 59-95.
Van Steenberghe R., La Légitime Défense en droit international public : Statut, contenu et preuve à la lumière de la pratique contemporaine des États , Larcier, Paris, 2012, 608 p.