Dictionnaire pratique du droit humanitaire

« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. » Albert Camus.

Ingérence

L’ingérence est le fait pour un État de s’immiscer dans les affaires intérieures d’un autre État, en violation de sa souveraineté. Elle est interdite par la Charte des Nations unies (art. 2.7), qui pose le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État comme base des relations internationales). Ce principe cherche à préserver l’indépendance des États les plus faibles contre les interventions et les pressions des plus puissants. Cette notion de non-ingérence renvoie donc aux relations entre les États et non pas à l’activité de secours des organisations humanitaires.

Le droit humanitaire affirme en effet clairement que les actions de secours entreprises par les organisations humanitaires impartiales ne devront pas être considérées comme une ingérence dans le conflit ou comme un acte inamical (GPI art. 64 et 70).

Dans le passé certains États ont utilisé des arguments humanitaires pour justifier des interventions directes et armées violant la souveraineté d’autres États. La Cour internationale de justice (CIJ) a précisé en 1986 dans l’affaire du Nicaragua, les circonstances dans lesquelles l’aide humanitaire constitue ou non une ingérence et donc une intervention condamnable dans les affaires intérieures d’un État ( infra Jurisprudence). Aujourd’hui le Conseil de sécurité détient le monopole de l’emploi de la force armée au niveau international.

  • Le droit international ne reconnaît qu’un seul droit d’ingérence dans les affaires intérieures des États. Il est prévu et limité par la Charte des Nations unies à son chapitre VII. Ce droit est confié au Conseil de sécurité quand le comportement d’un État constitue une menace à la paix et à la sécurité internationales. Le Conseil de sécurité peut alors prendre toute unesérie de mesures y compris des sanctions diplomatiques, économiques. Il peut aussi employer la force et décider d’une intervention armée internationale pour faire cesser le comportement du pays en question.
  • Le Conseil a décidé à plusieurs reprises des opérations militaires ou des opérations de maintien de la paix en invoquant des considérations humanitaires. Mais les opérations de maintien de la paix obéissent à des impératifs plus larges de maintien ou de rétablissement de la paix et de la sécurité internationale dans lesquels les considérations humanitaires restent secondaires.
  • Il est donc important de ne pas confondre les « interventions humanitaires » entreprises par les États ou par l’ONU avec les activités de secours entreprises par les organisations humanitaires et impartiales en période de conflit.

Définition et origine

Le droit d’ingérence humanitaire est une notion qui doit son succès médiatique à son ambiguïté. Le concept de droit d’ingérence humanitaire a tenté d’encourager et de justifier le recours à la force internationale prévu dans le cadre des Nations unies pour protéger les populations menacées à l’intérieur de leurs propres frontières. Il a ainsi rouvert la voie aux opérations armées entreprises par les États dans le cadre de l’ONU ou avec son accord mais il n’est pas parvenu à clarifier le rôle que jouent les considérations humanitaires dans les décisions d’emploi de la force de l’ONU, ni à clarifier la responsabilité des soldats de l’ONU vis-à-vis de la protection des populations en danger.

Les États ont depuis des siècles tenté de justifier leurs interventions armées dans les affaires intérieures des autres États par des motifs nobles tels que la défense des droits de l’homme, la défense des minorités, celle de leurs ressortissants expatriés ou d’autres motifs d’humanité. Il y eut le temps de la guerre juste, puis celui des interventions d’humanité entreprises par un État pour protéger la personne et les biens de ses propres ressortissants dans un pays étranger ou défendre par la force les intérêts d’une minorité étrangère mais amie dans un autre pays ou un autre empire. C’est l’exemple des interventions des puissances européennes dans l’Empire ottoman pour défendre les minorités chrétiennes (1827, 1860, envoi de 6 000 soldats français en Syrie pour arrêter les massacres de chrétiens, intervention des Russes en 1877 pour protéger les chrétiens de Bosnie-Herzégovine maltraités) ou, de façon plus récente, l’intervention de l’Inde au Pakistan oriental pour protéger les Bengalis des exactions de l’armée pakistanaise en 1971. Le point commun de toutes ces interventions résidait dans l’usage de la force pour imposer le respect de principes d’humanité.

Le droit international contemporain ne reconnaît pas la légitimité de ces actions quand elles sont entreprises de façon unilatérale par un État.

Les guerres justes, guerres saintes et autres interventions d’humanité ont été remplacées depuis 1945 par un mécanisme de sécurité collective mis en place par la Charte des Nations unies. À part le cas de légitime défense, il n’est donc plus possible à un seul État de décider une intervention militaire, quelle qu’en soit la justification.

Sécurité collective

Dans le cadre multilatéral, la seule justification à l’usage collectif de la force contre un État prévue par le chapitre VII de la Charte de l’ONU réside dans les menaces que fait peser cet État sur la paix et la sécurité internationales. Les violations du droit humanitaire ne sont pas explicitement mentionnées dans ces dispositions.

La protection de l’action humanitaire ou les violations massives des droits de l’homme ont été invoquées par diverses résolutions du Conseil de sécurité qui autorisaient le recours à la force armée internationale dans le cadre de diverses opérations de maintien de la paix. Toutefois, dans la pratique, les objectifs de ces interventions armées restent militaires, politiques et diplomatiques. La protection des populations à travers la mise en place de corridors humanitaires ou de zones protégées a connu des échecs tragiques. D’autre part la militarisation de l’aide humanitaire par les forces armées internationales affecte la neutralité de l’action humanitaire et tend à radicaliser les méthodes de guerre. Les ONG n’ont aucune maîtrise sur le contenu de ce concept. Ces interventions menées sous l’autorité du Conseil de sécurité, ou habilitées par lui, restent tributaires des contraintes liées aux capacités militaires que les États confient à l’ONU et des choix et consensus politiques fluctuant au gré des circonstances.

Dans le cadre récent des opérations de maintien de la paix, la plupart des accords prévoyant la présence de la force internationale ont été négociés sous les auspices des Nations unies avec l’État « hôte ». L’accès des secours, la protection des populations sont rarement imposés, mais le plus souvent négociés avec les autorités responsables.

En conséquence, les forces de l’ONU ne sont le plus souvent pas autorisées à utiliser la force pour imposer le respect de leur mission, qu’il s’agisse de l’accès des secours ou de la protection de populations menacées. En général, les règles spécifiques d’engagement ne leur permettent d’utiliser la force qu’en cas de légitime défense personnelle. Dans les autres situations, la faiblesse de l’équipement ou l’infériorité en nombre a toujours servi à justifier le non-engagement militaire de ces forces lors d’attaques sur les populations.

De son côté, la Sous-commission des droits de l’homme de l’ONU (aujourd’hui le Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme) a réaffirmé dans la résolution 1999/2 du 20 août 1999 que le devoir ou le droit d’ingérence humanitaire, notamment quand il signifie l’emploi de la menace ou de la force armée, n’a aucun fondement juridique en droit international.

Sécurité collectiveMaintien de la paixZones protégéesLégitime défensePrincipes humanitairesConseil de sécurité des Nations unies (CS)Agression

  • Les actions entreprises au nom du « droit d’ingérence » sont le fruit de compromis militaires et politiques élaborés au sein du Conseil de sécurité.
  • Le chapitre VI de la Charte de l’ONU, interprété au sens large, prévoit la possibilité d’opérations internationales non coercitives entreprises avec l’accord de l’État concerné.
  • Le chapitre VII prévoit la possibilité d’opérations militaires collectives sans le consentement d’un État, en cas de menace à la paix et à la sécurité internationales. C’est tantôt le cadre du chapitre VI, tantôt celui du chapitre VII qui a été choisi par l’ONU pour la plupart de ses interventions militaro-humanitaires. Cependant, le Conseil de sécurité n’a reconnu que dans des cas isolés, et jamais de façon générale, que les violations massives du droit humanitaire et la persécution des populations civiles représentaient un danger pour la paix et la sécurité internationales. En outre, l’ONU ne dispose pas dans ces opérations des moyens matériels ni de doctrine militaire permettant d’imposer par la force la protection des populations en danger.
  • Le droit international humanitaire impose des règles pour distinguer l’action humanitaire des interventions militaro-humanitaires étatiques. Il confie aux organisations humanitaires et impartiales la responsabilité d’organiser les actions de secours. Il pose clairement que les activités d’aide ne peuvent, en aucun cas, être considérées comme une ingérence dans le conflit ou comme des actes inamicaux. En pratique, les parties au conflit ont l’obligation de faciliter cette assistance. Les activités humanitaires doivent donc être séparées et indépendantes des initiatives politique et militaire.

Droit humanitaire et ingérence

D’un point de vue juridique, la Charte des Nations unies et le droit international font primer la notion de souveraineté étatique et interdisent donc l’intervention d’un État dans les frontières d’un autre État sans son accord. Cependant, des exceptions existent, principalement liées au concept de sécurité collective. L’idée que le conflit armé interne et en particulier les violations massives des droits de l’homme et du droit humanitaire peuvent menacer la paix et la sécurité internationales est apparue récemment comme justification des interventions armées dans le cadre de l’ONU. Mais l’ONU n’a pas su donner à ses forces d’intervention le mandat juridique, la doctrine militaire ou les moyens matériels de protéger les populations contre les massacres comme à Srebrenica en ex-Yougoslavie en 1995, ou contre l’extermination et le génocide comme au Rwanda en 1994. La mise en œuvre de la doctrine relative à la responsabilité de protéger bute sur ces mêmes défaillances (voir ▹ Maintien de la paix ).

Conseil de sécurité des Nations unies (CS)SouverainetéSécurité collective

La principale innovation apportée par le droit humanitaire en 1977 consiste à faire admettre aux États que les offres de secours de caractère humanitaire et impartial conduites sans aucune distinction de caractère défavorable ne peuvent pas être considérées comme une ingérence dans le conflit armé, ni comme un acte hostile. Ces actions doivent être entreprises quand la population civile d’un territoire en conflit est insuffisamment approvisionnée en vivres et en médicaments, ou vêtements, matériels de couchage, logement d’urgence, et autres approvisionnements essentiels à la survie de la population (GPI art. 69 et 70).

Dans les conflits armés internes, le Protocole additionnel II aux Conventions de Genève précise que le droit humanitaire ne peut pas être invoqué pour justifier une intervention directe ou indirecte, pour quelque raison que ce soit, dans le conflit armé, ou dans les affaires intérieures ou extérieures de l’État sur le territoire duquel le conflit se déroule (GPII art. 3.2). Le droit d’accès aux victimes donné aux organisations humanitaires impartiales ne doit pas être confondu avec la doctrine de l’intervention humanitaire étatique.

Ces textes distinguent deux missions. Ils confient aux États et à l’ONU la mission de dissuader et de sanctionner les crimes de guerre, et aux organisations humanitaires impartiales la responsabilité des actions de secours. Les États ont donc l’obligation de poursuivre et de juger les auteurs de violations graves des conventions, en application du principe de compétence universelle prévu par le droit humanitaire. La convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide pose également et expressément l’obligation des États d’intervenir pour faire cesser de tels actes : ils peuvent pour cela « saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide… » (art. 8 de la convention sur le génocide).

Il reste donc aujourd’hui au Conseil de sécurité de l’ONU et aux organisations de sécurité régionale à définir si les violations graves du droit humanitaire mettent en danger la paix et la sécurité internationales et peuvent justifier le recours au chapitre VII pour lancer une intervention militaire.

Jurisprudence

La Cour internationale de justice (CIJ) a précisé en 1986 les critères permettant de distinguer l’action humanitaire de l’ingérence (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986 , p. 14).

Dans cette affaire, la Cour rappelle que « le principe de non-intervention met en jeu le droit de tout État souverain de conduire ses affaires sans ingérence extérieur ; bien que les exemples d’atteinte au principe ne soient pas rares, la Cour estime qu’il fait partie intégrante du droit international coutumier », § 202. « La Cour conclut en conséquence que l’appui fourni par les États-Unis, jusqu’à fin septembre 1984, aux activités militaires et paramilitaires des contras au Nicaragua, sous forme de soutien financier, d’entraînement, de fournitures d’armes, de renseignements et de soutien logistique, constitue une violation indubitable du principe de non-intervention. […] Il n’est pas douteux que la fourniture d’une aide strictement humanitaire à des personnes ou à des forces se trouvant dans un autre pays, quels que soient leurs affiliations politiques ou leurs objectifs, ne saurait être considérée comme une intervention illicite ou à tout autre point de vue contraire au droit international. Les caractéristiques d’une telle aide sont indiquées dans le premier et le second des principes fondamentaux proclamés par la vingtième conférence internationale de la Croix-Rouge aux termes desquels “Née du souci de porter secours sans discrimination aux blessés des champs de bataille, la Croix-Rouge, sous son aspect international et national, s’efforce de prévenir et d’alléger en toutes circonstances les souffrances des hommes. Elle tend à protéger la vie et la santé ainsi qu’à faire respecter la personne humaine. Elle favorise la compréhension mutuelle, l’amitié, la coopération et une paix durable entre tous les peuples. Elle ne fait aucune distinction de nationalité, de race, de religion. Elle s’applique seulement à secourir les individus à la mesure de leur souffrance et à subvenir par priorité aux détresses les plus urgentes” », § 242. Selon la Cour, pour qu’une intervention dans les affaires intérieures d’un autre État ne soit pas condamnable, il faut non seulement que l’« assistance humanitaire » se limite aux fins consacrées par la pratique de la Croix- Rouge, à savoir « prévenir et alléger les souffrances des hommes » et « protéger la vie et la santé [et] faire respecter la personne humaine », mais elle doit aussi, et surtout, « être prodiguée sans discrimination à toute personne dans le besoin au Nicaragua, et pas seulement aux contras et à leurs proches », § 243.

« La Cour conclut que le motif tiré de la préservation des droits de l’homme au Nicaragua ne peut justifier juridiquement la conduite des États-Unis et ne s’harmonise pas, en tout état de cause, avec la stratégie judiciaire de l’État défendeur fondée sur le droit de légitime défense collective […] l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect de ces droits », § 268.

Pour en savoir plus

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