Troubles et tensions internes
Il s’agit de situations dans lesquelles les manifestations de violence ne permettent pas encore de parler de conflit armé et donc d’appliquer le droit humanitaire. Ces situations se caractérisent par des émeutes, des actes de violence sporadiques et isolés (GPII art. 1.2). Elles se situent dans une zone de tension politique et de flou juridique entre l’application des conventions relatives aux droits de l’homme et celles relatives au droit humanitaire.
En effet, dans ces situations de troubles et de tensions, l’État est autorisé à recourir à la force armée pour rétablir l’ordre public et faire face aux atteintes à la sécurité nationale. Ce recours à la force doit s’exercer dans le respect des conventions relatives aux droits de l’homme qui prévoient des garanties fondamentales auxquelles les États ne peuvent pas déroger quelles que soient les circonstances. Mais il s’effectue en pratique dans le cadre des lois et tribunaux nationaux dans le fonctionnement desquels l’État se retrouve à la fois juge et partie. Dans ces circonstances, la défense de la sécurité nationale prévaut souvent sur le maintien de l’État de droit. Ce risque est aggravé par la faiblesse des règles et mécanismes de recours internationaux en cas de violations des droits de l’homme.
Il est également difficile de définir précisément le moment où les activités de défense de la sécurité nationale se transforment en conflit armé interne. Cela suppose que l’État reconnaisse la contestation de son autorité par des groupes d’opposition armés et la perte de contrôle sur une partie de son territoire. Les débats relatifs à l’interprétation de la définition de ces conflits armés illustrent l’importance des enjeux juridiques liés à cette qualification. (Voir Conflit armé non international-Conflit armé interne-Guerre civile… -Insurrection-Rébellion ▸ Groupes armés non étatiques )
Des initiatives juridiques ont eu lieu a partir des années 1980 pour combler cette zone grise entre les droits de l’homme classique et le droit des conflits armés.
Elles ont mis en évidence la nécessité d’imposer des règles internationales pour encadrer les missions sécuritaires des États. Elles ont aussi montré la nécessité de trouver un cadre permettant de responsabiliser la multiplication d’actions de violence privée entreprises par des groupes non étatiques organisés.
Le Comité international de la Croix-Rouge a identifié ce domaine comme un espace de développement du droit humanitaire conforme à sa mission. Il a également pu développer des actions d’assistance et de protection dans ces situations grâce au droit d’initiative contenu dans son statut.
• Les garanties fondamentales et standards fondamentaux d’humanité
La rédaction en 1990 de la Déclaration sur les standards fondamentaux d’humanité, plus connue sous le nom de Principes de Turku est le résultat de cette réflexion sur les zones grises des garanties fondamentales reconnues par les conventions relatives aux droits de l’homme et celles du droit humanitaire.
Ces standards identifient les domaines dans lesquels les garanties internationales de protection étaient insuffisantes en période de troubles de la part de l’État mais aussi des acteurs privés. Ils relèvent particulièrement :
- la remise en cause du droit à la vie dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre et le recours excessif à la force publique ;
- les abus en matière de détention administrative massive et de longue durée ;
- la disparition en fait ou en droit des garanties judiciaires pour les personnes détenues ou poursuivies pour des motifs en relation avec les troubles et tensions intérieurs ;
- les déplacements forcés de population, expulsions massives en lien avec la violence privée ou publique ;
- le phénomène de disparition forcée de personnes ; et
- le terrorisme à l’encontre des populations civiles.
Les 18 articles de la Déclaration de Turku ont été soumis aux organes des Nations unies en 1994. Ils ont fait l’objet de discussion mais n’ont pas été adopté en tant que tel par la Commission des droits de l’homme de l’ONU (aujourd’hui le Conseil des droits de l’homme).
Ces principes ont contribué au développement ultérieur du droit international dans plusieurs directions.
Le développement du droit pénal international recouvre aujourd’hui clairement le recours à la force par les États et les groupes non étatiques dans les situations de conflits armés (crimes de guerre) mais aussi le recours excessif à la force contre les populations en dehors des situations de conflit (crimes contre l’humanité).
Ces catégories nouvelles du droit pénal cristallisent le contenu des « garanties fondamentales » qui restent encore dispersées dans les diverses conventions relatives aux droits de l’homme et aux conflits armés. Cette dispersion reste un élément de fragilité car il retarde le respect de ces garanties fondamentales à l’examen préalable du droit applicable à chaque situation.
La reconnaissance de l’application complémentaire et simultanée des droits de l’homme et du droit humanitaire permet cependant de lutter contre la création de trous noirs juridiques entre les différents domaines du droit international. Elle est soutenue par la synergie qu’elle crée entre les organes de contrôle des droits de l’homme, les tribunaux pénaux internationaux mais aussi la Cour internationale de justice.
L’obligation de respecter les procédures de dérogations concernant les conventions relatives aux droits de l’homme est rappelée par certains juges internationaux qui contrôlent également la pertinence et la proportionnalité des dérogations au regard des motifs invoqués par l’État. (Voir Cour européenne des droits de l’homme ▸ Droits de l’homme )
Le mouvement juridique d’unification et d’harmonisation des garanties fondamentales relatives aux droits de l’homme et au droit humanitaire est actuellement en cours. Il s’effectue notamment à travers le droit coutumier et la jurisprudence internationale. Il est poussé par la complexité de nombreuses situations de conflits et d’insécurité impliquant l’intervention de des Nations unies et des États membres dans l’ensemble des registres concernant le maintien de l’ordre, la justice et les actions de combat.
Le statut coutumier de l’article 3 commun des Conventions de Genève illustre cette unification des garanties fondamentales entre le droit humanitaire et les droits de l’homme, alors que son application dans les situations de troubles et tensions internes est débattue au motif que la rédaction de l’article 3 commun stipule qu’il est applicable dans les conflits non internationaux.
La jurisprudence internationale a fait remarquer à ce sujet qu’en période de troubles et tensions internes le droit national et les conventions relatives aux droits de l’homme imposent le respect de principes identiques ou supérieurs à ceux de l’article 3 commun. Il serait donc faux et paradoxal d’affirmer que la violation de ces garanties fondamentales est permise en situation de paix ou de troubles intérieurs. Le cadre minimal posé par l’article 3 commun ne peut pas être remis en cause par une interprétation littérale contraire à l’esprit de ce texte. Les principes de l’article 3 commun s’appliquent donc en tout temps.
Droits de l’homme ▸ Garanties fondamentales ▸ Situations et personnes non couvertes
- Le droit humanitaire ne s’applique pas dans les situations où les actes de violence sporadiques et isolés et les émeutes ne présentent pas un seuil de violence suffisant pour parler de « conflit armé » et s’ils ne sont pas commis par un groupe armé organisé, capable de mener des opérations continues et concertées.
- Dans ces situations, les droits de l’homme ne s’appliquent plus toujours intégralement du fait des législations d’exception adoptées par les États et qui restreignent les libertés publiques.
- Certaines garanties juridiques essentielles restent cependant applicables et continuent de protéger les individus. Ce sont les droits indérogeables des droits de l’homme et les principes contenus dans l’Article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949.
Pour limiter les polémiques relatives à la qualification d’une situation de troubles et tensions internes ou de conflit armé non international, les commentaires des Conventions de Genève ont donné les critères suivants permettant de distinguer ces situations.
Tensions internes
- Situation moins grave que celle de troubles intérieurs. Il s’agit notamment de situations de tensions graves (politiques, religieuses, raciales, ethniques, sociales, économiques, etc.). Ces situations peuvent précéder ou suivre des périodes de conflit.
- Dans les tensions internes, l’emploi de la force par les autorités au pouvoir est une mesure préventive. Ces situations se caractérisent par :
- un grand nombre d’arrestations ;
- un grand nombre de détenus politiques ;
- de probables mauvais traitements infligés aux détenus ;
- des allégations de disparitions ;
- la déclaration de l’état d’urgence.
- Dans de telles situations, contrairement aux situations de troubles intérieurs, l’opposition est rarement organisée de façon visible.
- Les droits de l’homme demeurent applicables sous réserve des dérogations imposées dans les législations d’exception. Le seuil de violence n’est pas suffisant pour invoquer les règles du droit humanitaire prévues pour les conflits armés non internationaux (GPII art. 1.2).
Consulter aussi
Conflit armé non international-Conflit armé interne-Guerre civile… -Insurrection-Rébellion ▸ Groupes armés non étatiques ▸ Proportionnalité ▸ Responsabilité ▸ Garanties fondamentales ▸ Situations et personnes non couvertes ▸ État d’exception, état de siège, état d’urgence ▸ Partie au conflit ▸ Insurgés ▸ Mouvement de résistance ▸ Droits de l’homme
Pour en savoir plus
Abi- Saab R., « Le droit humanitaire et les troubles internes », Liber Amicorum Georges Abi Saab , Martinus Nijhoff, La Haye, 2001, p. 477-493.
Gasser H.P., « Les normes humanitaires pour les situations de troubles et tensions internes », Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 801, mai-juin 1993, p. 238-244.
Hadden T., Harvey C., « The law of internal crisis and conflict », Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 833, mars 1999, p. 119-133.
Harroff -Tavel M., « L’action du CICR face aux situations de violence interne », Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 801, mai-juin 1993, p. 211-237.
Herczegh G., « État d’exception et droit humanitaire : sur l’article 75 du Protocole additionnel I », Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 749, septembre-octobre 1984, p. 275-286.
Meron T., « Projet de Déclaration type sur les troubles et tensions internes » Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 262, février 1988, p. 62-80.
Montaz D. « Les règles humanitaires minimales applicables en période de troubles et tensions internes » Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 861 septembre 1998.
Ni Aolain F., « The relationship between situations of emergency and low-intensity armed conflict », Israel Yearbook on Human Rights , vol. 28, 1998, p. 97-106.
Vigny J. M. et Thomson C., « Standards fondamentaux d’humanité : quel avenir ? » Revue internationale de la Croix-Rouge , n° 840, décembre 2000.
« Violence urbaine », Revue internationale de la Croix-Rouge , vol. 92, Sélection française, 2010, p. 151-262.